Âge: Vingt-sept ans. Origines: Son père était un descendant du clan écossais Campbell ; dans les veines de sa mère coule le sang maori. Occupation: Soldat de plomb, bourreau des bas-fonds. Lorsque les balles claquent, elles illuminent l’insigne des Blade Runners. À la fin du service, il décroche le blason mais ne pose pas les armes ; l’oeil de son fusil veille sur la communauté qu’il protège. Orientation sexuelle: Hétérosexuel. Statut civil: N’est lié d’aucune sorte. Clan: Fer de lance de la résistance, forgé au brasier de l’iniquité, à la rage ignée de la sédition, aiguisé par le vindicte des laissés pour compte. Dans le réseau des Macduff où il oeuvre, son pseudonyme est Diomède. Traits de caractère: Le téméraire : celui qui se jette dans la gueule du loup pour en sauver les agneaux. L’idéaliste : qui se relève à chaque torgnole de la réalité, encore et toujours, un peu plus amoché à chaque fois, mais tenace comme du chiendent. Le frondeur : le sang prompt à bouillir et éclater en effusions de violence ; le verbe peu affable mais l’esprit espiègle. Allen est une figure anachronique, un héros suranné. Une espèce que le monde a soigneusement décimée. Groupe: Deux jambes artificielles le placent sans concession dans la catégorie des améliorés.

Quels sont les points forts de votre personnage: Galvanisé par la puissance de ses idéaux, il s’avance au bord du vide. Corps et âme convolent avec la souffrance sans jamais piper mot de leur infâme alliance - la bravoure se paie au prix du silence. Dévot au pied d’un autel obsolète, il prie encore l’humanité, et trouve dans ses visions utopiques et la rage vertueuse l’énergie qui lui permet d’avancer. Ainsi il se tient, figure d’inspiration, guérillero au charisme grandissant. Le sourire encore aux lèvres, s'y accrochant malgré tout, l'oeil espiègle. On le sait un ennemi redoutable. Silencieux pourtant. Tactique. Mais lorsque ses sens s’excitent, brûle dans ses yeux une hardiesse taillée pour la guerre. Ses jambes abhorrées sont promptes à la course. Son poing sait où frapper et ses balles où tuer. Et elles se trompent rarement de route.

Et ses faiblesses ? Insurgé aux yeux bandés, sa loyauté l’aveugle sur les intentions des personnes qu’il idéalise. Capturez son âme et partout il vous suivra. D’aucuns qualifient son courage de suicidaire ; d’autres tournent en dérision les considérations morales qui entravent ses actions, mais ne savent pas que les concessions qu'il y fait peuvent être dictées par le pragmatisme. Parfois stratège, mais rarement diplomate, il est un soldat plus qu’un penseur. Son intelligence est inconsistante, balançant entre traits de génie et manque flagrant de raisonnement. Plus souvent le second ; il écoutera son instinct avant sa psyché. Les concepts le perdent. Il comprend mieux le concret. C’est un coeur comme on n’en fait plus, qui se pare d’une rudesse jalouse pour protéger son épicentre, pour y contenir les émotions susceptibles de trahir des failles. Mais cette carapace de toutes parts s’effrite. Il y a des cicatrices qui ouvrent leurs lèvres incarnats à chaque frôlement ; de ces antres méphitiques s’échappent des fantômes, des spectres qui viennent peupler les nuits d’insomnie. Le stress post-traumatique ronge sa conscience et vient le surprendre, traître, pour le déposséder de ses moyens et le laisser nu et vulnérable aux horreurs du monde. Chaque exaction qu’il commet sous l’insigne, chaque tribut qu’il paie en échange de la faculté de marcher, vient nourrir les assauts répétés contre l’édifice de ses convictions. Et, avec une acuité grandissante, il devine se dessiner le monstre lorsqu’il voit son reflet dans les yeux de sa mère.

A-t-il été amélioré ? Les chaînes qui le lient aux Blade Runners : deux jambes artificielles, pour remplacer celles qui ont été perdues dans le cauchemar des Halloweeners. Pour le rendre à même d’effectuer son service, l’organisation l’a doté de membres bioniques de toute dernière génération, mais de seconde main. Les dysfonctionnements ne lui sont pas inconnus, et lui rappellent à chaque fois le contrat de sang dans lequel il a vendu une partie de son âme, ainsi que sa dépendance honnie à Pinxit. Les implants, cependant, sont d’une remarquable qualité, élégants quoiqu’un peu raides. Les muscles câbles y sont directement intégrés, remontant jusqu’aux hanches, ce qui lui confère force et rapidité de course. Le revêtement de chair laisse une discrète apparition de métal aux articulations.

Est-il familier avec la Matrice ? Autant le dire tout de suite : il n’a aucune affinité avec la technologie. La Matrice est pour lui le mensonge le plus efficace de tous les temps, l’opium du nouveau peuple, le Soma des temps modernes. Ce n’est pas en s’échappant de la réalité qu’on peut penser à changer les choses. Cependant, ses actions au sein de la Résistance nécessitent l’accès au monde virtuel afin de rencontrer ses semblables de façon plus sûre. Il adopte alors l’apparence d’un homme pour le moins commun, d’une trentaine d’années. Ses interactions avec la Matrice s’arrêtent principalement là.

Suivrait-il des rumeurs ? De part sa double fonction, Allen a l’oreille qui traîne un peu partout dans le ghetto. Il s’immisce naturellement dans les conversations et évolue dans le bruit de fond qui tapisse les rues viciées du ghetto. Le réseau d’information de la Résistance comme celui des Blade Runners sont soigneusement constitués, aussi sait-il reconnaître les sources sûres. Quant aux rumeurs non corroborées, il les notera dans un coin de son esprit , mais ne leur accordera pas crédit avant d'en élucider la consistance.

Quel est le rapport de votre personnage à la résistance ? La rébellion est une affaire de famille, une scansion à chaque branche de l’ADN, la quintessence de leur existence. S’il a littéralement grandi dans la résistance, l’adhésion d’Allen à leurs idéaux est authentique et viscérale. Il a la conviction que l’humanité n’est pas vouée à une existence égoïste et misérable, qu’on trouve de la grandeur dans les actions les plus humbles, qu’on peut tendre une main sans toujours se la faire dévorer. Son père est mort pour cette cause, mais son père vit dans les récits de la résistance, il a été gravé dans l’Histoire avec les noms de ceux tombés au combat. Derrière eux une nouvelle génération a ramassé le flambeau. Allen fait partie de ceux-là.
Son intégration au réseau des MacDuff a annihilé les dernières traces de naïveté qui pouvaient s’acoquiner avec ces idéaux. Dans le sang, le risque et la mort de ses semblables, Allen a rodé sa gâchette. Peaufiné ses techniques. Il a appris directement sur le champ de bataille, où chaque erreur s’ancre douloureusement dans la chair ou l’esprit pour ne jamais être oubliée.

▬ JANVIER 2018 Naissance à Édimbourg. Une petite soeur, Roxanne, le suit peu d’années après dans un monde qui touche à sa fin. Les parents, l’une médecin et l’autre agent de sécurité, forment un couple soudé que l’effondrement de 2025 ne séparera pas. Autour d’eux, les troubles montent et la société gronde, tandis qu’Allen et Roxanne grandissent dans un cocon familial étonnamment préservé.
▬ 2026 Les peuples plongent dans l’indigence. En ces temps de trouble, les compétences respectives du couple Lockhart sont une bénédiction pour les âmes en perdition. Débordés, Awhina par les estropiés et infectés, Matthew par les besoins croissants de sécurité, ils ne passent pas autant de temps qu’ils le souhaiteraient avec leurs enfants. Allen et Roxanne nouent dans l’adversité une relation essentielle.
▬ 2031 Matthew Lockhart, leur père, est renvoyé de l’organisation pour laquelle il travaillait : Pinxit Industrie. Jeté sur le palier et laissé là pour y crever doucement. C’est le réel début de la misère pour la petite famille. Les contrats temporaires qu’il grappille ne leur permette qu'une subsistance bien maigre en comparaison de la situation relativement privilégiée dont ils jouissaient auparavant.
▬ 2033 L’iniquité atteint son paroxysme. Les promesses flamboyantes de la Citadelle se sont éclipsées, remplacées par la cape d’ombre déployée sur la ville. Ils l’ont vu s’étendre, achever de plonger dans les ténèbres leur ville natale qui porte à présent le nom de ghetto. Allen et Roxanne ne se rendent peut-être pas encore compte de ce que cela signifie. Mais ils sont assez âgés à présent pour parcourir les rues infâmes d’une civilisation en ruines. Ils apprennent de leurs parents des savoirs qui leur seront précieux. Roxanne assiste sa mère auprès des malades et brille dans l’intégration de ces connaissances. Allen ne démontre pas autant de talent dans ce domaine, mais il se forme rapidement au combat grâce à son père, et développe une condition physique et une habilité avec les armes qui seront ses meilleurs atouts.
▬ 2034 À l’insu du reste de la famille, Matthew Lockhart se lie à un groupe d’insurgés, de laissés-pour-compte qui rongent leur frein dans les caves du ghetto, fomentant leur revanche contre Pinxit et ses affidés. Il participe à plusieurs missions de sabotage.
▬ 2036 Les mouvements disparates sont désormais unis sous le nom de Résistance et leur organisation se complexifie. Matthew intègre rapidement une branche d’opérations armées.
▬ Fin 2036 Allen, ayant rejoint un groupe de révolutionnaires animés du feu de la jeunesse, tombe sur de véritables résistants, dont son propre père. Celui-ci le prend à part, calme ses ardeurs pour le diriger vers des actions plus matures et réfléchies : celles qu’élabore avec tactique la Cinquième Colonne, et non cette bande d’enflammés fonçant à l’aveugle. Allen intègre la Résistance. Il a 18 ans.
▬ 2037 Roxanne n’est pas longue à être mise dans la confidence. Malgré les réserves de son frère et l’opposition de son père, elle se met au service des blessés de la Résistance. Ignorant au départ jusqu’à l’existence même de la Résistance, Awhina finit par être également impliquée. Dans cette contagion progressive, la motivation n’est pas que familiale. Tous les quatre sont fermement convaincus par les revendications du mouvement.
▬ 2038 Les belles idées ne remplissent pas les assiettes. Matthew se reconvertit en chasseur de primes, Allen le suit. Roxanne diversifie son implication au-delà de la médecine, tant dans la Résistance qu’à côté : elle marchande toutes sortes de choses, s’engage dans des activités parfois bien absconses aux yeux de sa famille. Une distance se crée entre elle et son frère. Il s’inquiète. Elle rejette cette attention qu’elle juge étouffante.
▬ MARS 2039 Matthew Lockhart est tué par balle dans une action de la Résistance. Les conditions de sa mort sont assez troubles, mais l’organisation le dépeint comme un héros mort pour la résistance ; c’est ainsi qu’il restera dans les mémoires.
▬ Fin 2039 Privé de son père, Allen décide de continuer les contrats de chasseur de prime, devenus une nécessité pour survivre. Les activités de sa soeur sont toujours aussi peu claires, il s’imagine les pires scénarios et estime que s’il parvient à gagner assez d’argent, Roxanne se limitera au moins dommageable pour elle. Cependant, il met un point d’honneur à choisir ses contrats et n’abattre que les cibles dont il estime la mort préférable pour le reste du ghetto.
▬ 2041 Année de réconciliation pour Roxanne et Allen. Leur mère est atteinte d’une maladie qu’ils ne peuvent diagnostiquer, elle est alitée et ne pratique sa médecine qu’avec parcimonie à présent. Le frère et la soeur renouent, mais les zones d’ombres restent mussées.
▬ JANVIER 2043 Repéré par un Blade Runner, Allen se voit offrir la proposition de rejoindre leurs rangs. Loyal à la Résistance et à sa haine viscérale de Pinxit, il refuse.
▬ MARS 2043 Sur la piste d’un Doppelganger, Allen tombe dans un guet-apens des Halloweeners regroupés pour protéger leur camarade. La bande, fidèle à ses pratiques, l’enchaîne et le torture, lui sectionnant notamment la jambe gauche parmi les sévices. Il réussit à s’échapper, échoue dans une ruelle du ghetto où un reliquat de chance le fait croiser un adepte de la Résistance. Ce dernier l’emmène immédiatement à leurs médecins.
▬ MARS À AOÛT 2043 Sa mère et sa soeur font leur possible. Une gangrène rend inévitable l’amputation de sa seconde jambe. Sa condition physique est désastreuse. Sa résilience, en revanche, semble remarquable : si son état le frustre, sa personnalité ne semble pas avoir été détruite par l'horreur. Pourtant, c'est en secret que le traumatisme se grave dans son esprit, insidieux, il saura réapparaître au moment opportun. Obligée de mettre les bouchées doubles, Roxanne traverse l’enfer.
▬ SEPTEMBRE 2043 Conscient du poids qu’il représente ; en rage d’être devenu cet éclopé inutile ; vulnérable dans ce monde où règne la loi du plus mort, Allen prend une décision difficile. Il recontacte le Blade Runner qui l’avait repéré, et accepte sa proposition. Il intégrera le service, en échange de l’opération adéquate pour rendre ses jambes fonctionnelles. Mais il connait aussi les conditions. Ces implants ne lui appartiendront pas. Le contrat l’obligera pour toute sa vie.
▬ MAI 2044 Intégration chez les Blade Runners après l’opération, la rééducation, et un entraînement complémentaire. Son travail met à rude épreuve ses convictions et sa morale. Invisible derrière les cicatrices qui marquent encore son corps, le stress post-traumatique ressurgit cependant aux moments les plus délicats, et l’exécution de ses mission s’en fait ressentir. La tension monte entre lui, sa soeur et sa mère, toutes deux horrifiées par la direction qu’il a prise.
▬ 2044 À 2045 Son investissement dans la Résistance, qui n’avait jamais réellement disparu, reprend de plus belle. Il est à présent capable de leur fournir les informations qu’il obtient des Blade Runners, et joue le jeu dangereux de l’infiltré. Il aurait beaucoup à perdre. Dans la Résistance, les avis sont partagés. Certains saluent ce courage, d’autres le dénoncent comme un traître, d’autres encore évoquent le nom de ce héros qui fut son père. Mais pour beaucoup il est ce résistant de longue date, ce jeune loup fidèle qui a tout d'un futur leader. Pour se prouver à lui-même plus qu’aux autres qu’il n’est pas devenu ce monstre qu’on lui montre, sa dévotion à la Résistance prend un caractère total. Plus encore qu’avant, sa vie lui est entièrement dédiée.

— C’est bon, ils sont partis, chuchote la voix à travers le soupirail.
La grille s’écarte dans une plainte métallique, libérant une raie de lumière sur la cave inondée. Accoutumés aux ténèbres qui sont depuis des heures leur unique univers, ils plissent les yeux. La soudaine intrusion s’imprime si fortement sur leur rétine que pendant quelques secondes ils perdent l’équilibre, se serrent plus fort l’un contre l’autre. Le clapotis de l’eau putride sur leurs mollets ramène un semblant de matérialité.
— Venez, les guide la voix.
Une main se tend dans la trappe de lumière, les contours se précisent enfin. Alors Roxanne se dégage de l’étreinte de son frère. Elle s'avance la première, les yeux encore un peu aveugles, grelottant maintenant à l'extérieur de leur cocon improvisé. Allen lui propose une courte échelle qu’elle refuse. Il se hisse à sa suite et tous deux retournent dans le royaume des vivants.
Sur le sol de ciment, ils vident leurs bottes détrempées. La peau s’est gonflée d’humidité, les doigts sont gourds, maladroits lorsqu’ils refont les lacets. Claire Lane leur tend une serviette élimée.
— C’est pas passé loin, remarque Allen.
Roxanne frotte ses mains l’une contre l’autre.
— Bande de chiens.
— Ils ont ratissé le quartier, fait Claire. M’étonne qu'ils soient pas passés par ici.
Ils n’ont pas été longs à déployer leurs fusils dans les rues, lorsque ce convoi a explosé. Étonnant comment une déflagration peut rameuter les clébards de Pinxit en si peu de temps. Ils ont le sens des priorités.
Allen grigne.
— Pour une fois qu’on a rien à voir avec ça.
— Sûr, mais valait mieux pas qu’ils vous chopent avec votre matos de sabotage, remarque Claire. Puis :
— Ça va aller ?
— Ouais.
Ils ont connu pire.
Serviette jetée sur une épaule, Roxanne est absorbée dans l’inventaire du sac. Ses mains nerveuses vérifient les micropuces et circuits, traquant toute défectuosité ou dommage sur les précieux artefacts. Le colis, pendant toutes ces heures, est resté lové dans ses bras attentifs, comme un nourrisson coincé entre elle et son frère.
Rien à signaler. Tandis qu’elle se relève et enfile la bandoulière du paquet, prête à partir, Allen se tourne vers leur hôte de fortune :
— Pendant qu’on est là, Claire… T’aurais les médocs pour Roxanne ?
Les transactions en question ne se sont jamais passées en sa présence ; mais sa soeur a suffisamment encensé Claire Lane pour qu’il sache qu’on lui doit bonne partie de la pharmacie de la Résistance. Une intermédiaire de qualité : discrète, et une loyauté au réseau qui n’est plus à prouver. En revanche, savoir que sa soeur effectue des fréquentes expéditions dans les coupe-gorges des environs ne le rassure pas ; alors autant faire d’une pierre deux coups.
Mais à la question, Claire répond d’une expression interloquée. Elle cille, les yeux fuyant vers Roxanne, tous sourcils relevés. Pendant quelques secondes les regards s’échangent, se confrontent dans un débat muet. Sa signification échappe à Allen.
— Euh, non, enfin pas encore, balbutie Claire.
Puis elle rajoute précipitamment :
— Les Vrijbuiter sont pas spécialement pressés quand on les motive pas. Le type qui me refile ça passera pas avant la semaine prochaine. Mais peut-être, si tu vas les voir directement… ?
— Sûrement pas. Ils seraient trop contents de me faire la peau, fait Allen, le sourire tordu avec cynisme.
Les années ont peut-être calmé la flamme du vindicte chez les pirates, mais pas la peine de leur rafraichir la mémoire. Qu’ils oublient le chasseur de prime qui a saigné leurs rangs, ça vaudra mieux pour lui.
— J’ai de quoi faire. On pourra attendre, intervient Roxanne.
Un brin dérouté, Allen renonce à amorcer une enquête sur l’étrange réaction des deux femmes. Chaque jour le linceul de brume autour des activités de sa soeur devient plus épais.
Entre les meubles écharpés et les murs desquamés, Claire les accompagne jusqu’à la porte d’entrée. Le bras sur la poignée laisse entrevoir un instant, à l’orée de la manche, des profondes morsures incarnates.
— Claire… l’interpelle Allen, lui saisissant le poignet.
Il se rend compte trop tard de l’indélicatesse du mouvement. Déjà la manche se dérobe et le long de l’avant-bras jaillissent à la vue les sillons ancrés dans la chair. Déchirure au sens propre. Il a déjà vu ce type de stigmates sur d’autres mutants ; il sait qu’ils résultent d’une transformation momentanée des os en lames tranchantes. La mutation de Claire ne lui est pas inconnue ; cette évolution, en revanche, l’est.
La Doppelganger lui adresse un sourire gêné.
— Ah… pas joli-joli, hein ?
Lorsque Roxanne s’avance, faisant mine d’examiner les lésions, Claire recule. Elle rabat le bout de tissu pour cacher sa misère, et, le regard perdu dans la géhenne où elle a déjà mis un pied :
— Laisse, ma belle, y a plus grand-chose à faire.
— Eddie ? s’enquit Allen avec fébrilité.
Si l’état de sa femme s’est dégradé aussi rapidement, alors… Les images du héros qui fut aux côtés de son père le hantent. Ce sont celles d’un homme chassé de sa chair, celles d’une absurdité luttant pour garder dans ses yeux injectés de sang un dernier reliquat d’humanité, cet affre aux griffes létales, la rage spumescente au coin des lèvres.
Claire secoue la tête.
— C’est pire. Il est dans la chambre là. Mais il aimerait autant pas…
— On comprend.
Dans ses mains en coupe, Claire enfouit son visage. Les Lockhart détournent le regard avec gravité et ouvrent la porte. Reprenant contenance, Claire les hèle :
— Hésitez pas, si vous avez besoin d’aide. J’suis cuite, alors, j’ai plus grand-chose à perdre…
Puis, levant vers eux un visage ravagé par les nuits sans sommeil :
— J’veux croire qu’une autre fin est possible.
Elle parait minuscule, dans l’encadrement de cette porte décrépie, vaine à travers le rideau de pluie qui les sépare à présent. Sur le point de rupture.
— Merci, Claire.
— Faites gaffe à vous.

A travers les rues, luisantes comme le dos d’un poisson, les deux résistants marchent sans un mot. Le silence s’est abattu sur eux depuis le claquement de la porte, les enveloppant d’une ouate épaisse où seuls percent les rebonds des gouttes sur les pavés. Dans les gorges de Leith, ils croisent des ombres furtives, des fantômes d’existence qui, comme eux, rasent les murs et se noient entre ombre et eau. Enfin, sur le ciel d’orage, se découpe la carcasse ingrate du bâtiment où ils ont établi leur refuge. Apercevant l’éclat des premiers fusils alliés, Allen se décide à parler, à laisser s’échapper cette angoisse qui oppresse sa gorge depuis une demi-heure :
— On peut faire quelque chose ? Pour eux ?
— Y a rien à faire. Rien que je puisse faire.
Le ton est sentencieux, le regard, posé quelque part dans le lointain. Quand elle se sent impuissante, Roxanne s’enferme. Elle possède au fond d’elle une cache dont il n’a plus la clé, une antre dans laquelle elle se recroqueville pour déserter son visage et n’y laisser qu’une vague expression de mélancolie absente.
De son frère redevenu muet, cependant, elle perçoit l’amertume. Alors elle renonce à sa froide retraite, consent à laisser s'échapper un peu de son angoisse :
— Mais tu penses qu’on reverra Eddie quand même ?
Allen observe un moment les joues brillantes de pluie, les mèches sombres collées sur le front, les tâches de rousseur qui luttent pour laisser quelque chose de rieur encore autour des yeux fatigués. Tous deux connaissent la réponse et répugnent à la proférer tout haut. Allen baisse le regard, inscrit dans la boue un arc-de-cercle avec la pointe de ses bottes.
— Est-ce qu’on doit se cacher pour des fautes qui ne sont pas les nôtres ? balance Roxanne au milieu de ce silence intenable.
— Tu sais, si je me voyais devenir un monstre, je crois que je voudrais me cacher du reste du monde, dit Allen.
Avec une rapidité farouche, Roxanne relève la tête, plante dans les yeux de son frère ses pupilles comme des couteaux, des lames noires de colère et de ressentiment. Parle pour toi, hurle la réaction soudaine, mais les lèvres scellées lui balancent à la figure plus de mépris que toutes les insultes du monde. Elle lui tourne le dos et accélère le pas.
— Roxanne !
De stupeur, il laisse s’enfuir sa soeur et la voit s’éclipser dans l’entrée de leur bâtiment. Déjà il regrette ses mots. Est-ce ainsi à présent ? Un glacis d’amertume s’est déposé sur leur relation pour s’y distiller lentement et la corrompre. Que pense réellement Roxanne lorsqu’elle le regarde au fond des yeux ?

Des âmes familières le saluent lorsqu’il passe le palier. Immédiatement, il rejoint un petit groupe appliqué à l’ouvrage, tient ses mains occupées à colmater les fissures qui bavent au plafond et laissent s’infiltrer la pluie comme dans la coque fendue d’un bateau. Marins dans la tempête, ils sortent un instant dans les rafales pour fixer une planche contre une fenêtre inexistante, pour colmater les brèches de leur abris de fortune.
Les empyrées s’apaisent enfin et alors seulement ils consentent à se laisser tomber sur une chaise bancale, et essorer leurs vestes gorgées d’eau, les muscles éreintés par la lutte contre les éléments.
Allen monte sans bruit à la pièce que sa famille occupe. L’éclat blafard qui traverse leur fenêtre de plastique épouse deux silhouettes sur les matelas. Il retire ses vêtements dégoulinants, se sèche sommairement, et enfile son uniforme. Le poids des armes vient orner sa ceinture, et le casque arrondir son bras. Un instant, il s’assoit sur le bord du lit, écoute la respiration laborieuse de sa mère. La lueur bleutée du dehors embrasse la silhouette de Roxanne, ses bras abandonnés, son visage de nouveau quiet. Sur le derme qui a conservé le soleil d’un autre temps, des suffusions nacrées ornent les épaules, le creux du cou, la lisière des clavicules. Camouflées sous la laine d’une écharpe, ces contusions ne se dévoilent pas d’ordinaire.
Allen s'attarde, lèvres pincées. De quoi sont-elles la marque ? Il consent à laisser aux deux femmes le luxe du sommeil, et s’efface de la pièce en silence.


— Hé, Lockhart, en route.
Le lieutenant lui inflige une claque sur l’omoplate.
— On a une cible. Régressif de niveau 6. Hautement dangereux. Indiqué du côté de Leith…. Va falloir trimer un peu pour le trouver, il va pas se rendre, l’enfant de salaud.
Fulminant tout seul sur les détails de la mission et la viscérale aversion pour ce qu’il s’apprête à abattre, le Blade Runner vérifie une énième fois l’état de marche du véhicule aux jantes rouillées — une belle salope, la guimbarde, une sacrée teigne, ouais ! répète-t-il souvent.
Laissant au lieutenant le feu de l’enthousiasme, Allen demande simplement, laçant ses bottes :
— On a son nom ?
Son collègue de mission fouille un instant les données, hoche la tête, puis, le nez à nouveau dans les entrailles mécaniques du rover :
— Eddie Lane.
Le nom résonne dans le labyrinthe de tuyaux de fer et d’huile, s’extirpe du moteur comme des profondeurs d’une caverne. Allen s’abstient de tout commentaire. Il a à peine assez de place dans sa gorge pour respirer correctement. Décrispant ses poignes serrées, il vérifie le chargeur de son arme, et rabat la visière de son casque.