Madness Symphony

Âme fragmentée. Déchirée. Egarée. Elle aurait pu être une Reine, ou alors une Mendiante, et pourtant, elle n'était rien. Rien qu'une pauvre petite chose parmi tant d'autres. Une personne parmi la populasse d'errants, de mendiants ou de dégénérés. Avouons qu'elle n'était pas mieux qu’eux. Pourrit jusqu'à la moelle, déficiente du plus profond de son être, Ellae n'était qu'une femme qui errait parmi tant d’autres dans les rues d'Edimbourg. Elle n'avait pas été toujours là, et elle le savait. L'Ailleurs qu'elle avait connu était bien plus sordide : sombre et humide, irritant et vomitif. Elle l'avait mise là, parce que le monde ne pouvait la voir, ou même l'entre-apercevoir. Ellae n'était qu'une erreur de la nature, une erreur de plus dans la machinerie du destin de sa sainte mère, dégénérée des dégénérées, tortionnaire des tortionnaires. S'arrêtant devant une porte de bois, l'Hérésie observait la plaque dorée au nom d’un homme qu'elle avait déjà croisée. La nuit venait de tomber sur la ville, et elle.. Elle, elle était là pour un ultime rendez-vous. Poussant la porte d'un geste lent, le regard émeraude balayait déjà les alentours. Sur ses gardes, éternellement sur ses gardes, la Brune avisait les escaliers plongés dans la pénombre étouffante. La silhouette se glissait dans l'ouverture pour laisser un bruit de claquement aviser de ses prochaines heures. Oh, elle avait du temps à perdre, la petite, elle avait du temps à perdre pour venir voir cet homme. Gravissant les marches, une à une avec une légèreté toute trouvée, ses mouvements froissaient à peine sa robe de satin noire. Une robe qu'elle avait prise sur une femme de bonne famille, un repas modeste pour elle.. Juste de quoi apaiser son esprit dément. Juste de quoi la faire repartir au quart de tour. Encore une fois.

S'arrêtant devant une nouvelle porte, elle ne frappait pas. Elle entrait. Téméraire, elle se présentait devant la silhouette masculine qui semblait l'attendre depuis déjà quelques minutes. « Mademoiselle Ó'Cinnéide, je vous attendais. » Un mot aurait pu passer la frontière de ses lèvres rougit par le maquillage, mais ce n'était pas le cas. Elle ne le saluait pas, non, elle n'avait que ce sourire noir. Un sourire à la fois de mauvaise augure, et pourtant au charme qui avait eu le mérite de faire dévier quelques âmes de leur pieu chemin. Un divan lui était montré, tandis que l'on finissait par comprendre, en lisant l'inscription sur la plaque dorée de l'entrée, qu'elle avait atterrit chez un psychologue. Étrange démarche de la part de l'Hérésie, mais parfois, même les pires engeances avaient besoin de parler.. Ou alors, simplement de se distraire avant de se nourrir. C'était l'heure de l'apéritif. A cœur ouvert. A feu et à sang. Sous le soleil noir des confidences, Ellae'nys allait offrir un récit morbide, celui de son existence. « Parlez-moi de vous. » Et pourtant, elle n'avait pas encore décroché un mot. Rien. Enfermée dans son mutisme, la Brune finissait par s'assoir en croisant les jambes. Le buste se laissait aller contre le canapé bien trop confortable pour réellement la mettre en confiance. Et pourtant.. Elle se livrait.

« Parlons, de vous à moi. Mon très cher ami.. Je suis une erreur de la nature. Mais je suis certaine que cela ne vous étonne en rien. »

Nouveau sourire offert face à la perplexité de son interlocuteur, Ellae se souvenait de ces instants, quand ils n'étaient pas complétés par les récits de sa sacro-sainte de mère. Née d'une erreur, du viol de sa mère par un démon des vampires, Ellae laissait couler ses mots devant l'épouvante que commençait déjà à ressentir le médecin en son âme. Le faciès marqué par un professionnalisme qui s'étouffait au fil du récit, il apprenait qu'elle était irlandaise, que sa mère ne l'avait jamais voulu et que pourtant.. Elle ne s'était pas débarrassée d'elle. Ce n'était pas faute d'avoir essayé durant la grossesse. Ce n'était pas faute d'avoir essayé.

« Saviez-vous que l'idée même de se mutiler peut relever du courage, surtout quand il s'agit de tuer son enfant ? Je l'ai appris bien plus tôt que toutes les personnes que vous avez eu loisir de croiser. Elle n'y est jamais arrivée. Elle n'a jamais réussi à se débarrasser de moi, alors, elle a trouvé une autre solution.. Bien plus drastique. Drastique.. J'aime ce mot, il définit un extrême de manière presque poli. J'aime être polie. »

Et l'histoire continuait d'être contée par la Brune, tandis qu'elle nommait sa génitrice par le prénom qu'elle lui avait d'ailleurs donné : Cérès. Ironie du sort, ou cruauté du destin, allez savoir.. Ce n'était qu'un point noir parmi tant d'autres dans sa mémoire. Quand les souvenirs effleuraient la psyché déviante d'Ellae’nys, elle se rappelait d'avoir été jetée à l'abri des regards, dans le sous-sol de la maison. Petite, l'Hérésie entendait sa mère aller et venir, espérant presque que le moment de son enfermement n'était qu'un cauchemar parmi tant d'autre. Mais ce n'était pas le cas. Se faisant nourrir, et couvrir, afin de survivre, l'enfant qu'était Ellae grandit ainsi, jusqu'à l'adolescence, parce que personne ne voulait tenter un exorcisme sur elle. Il n'était pas encore temps. Ainsi, l'Hérésie se souvenait que son enfance fût rythmée par des bruits, par la vie des autres qu'elle percevait par son ouïe et son odorat. Jamais elle ne vit une autre personne que sa mère. Personne. Jamais elle ne reçut de coup d'une autre personne.. Jamais. Sa mère suffisait largement à remplir cette tâche ingrate. Le père ? Le fait même d'y penser faisait grimacer Ellae'nys. Il était absent. Simplement parce qu'il avait corrompu ce qu'il avait eu besoin de corrompre : Une sorcière. Une bonne sorcière. Oui, l'abjecte bonne femme n'était autre qu'une sorcière. Cerès avait toujours été de ces femmes souhaitant le meilleur pour le monde, faisant parti du Consortium, mais pour la naissance de son abjecte progéniture, elle avait été rejetée, bannit, démolie.

« L'adolescence est mon passage préféré. Il était amusant de voir comme ma mère aimait se défouler sur moi, histoire de compenser son mal être chronique. Je me souviens avoir entendu des hommes lui murmurer qu'elle était belle.. Oh, oui, elle l'était, mais l'intérieur, son esprit, son âme.. C’était autre chose. Elle était pourrit jusqu'à la moelle. Pourrit, bien plus que moi. Après tout, elle m'avait mise au monde. »

Le teint verdâtre du psychologue laissait entrevoir toute l'horreur de cette histoire qu'on lui racontait. Le paradoxe voulait qu'Ellae se sentait particulièrement à l'aise avec son propre passé. Sa psyché bancale avait fini par accepter la fatalité. Il n'y avait jamais eu d'autres manières de prendre les choses. Quoiqu'il en était, de nouvelles images affluaient derrière son regard émeraude tandis qu'elle se revoyait déjà, pour la première fois contaminée sa génitrice. De la rage destructrice au désespoir le plus profond, Cérès devenait aussi folle que sa progéniture qui s'amusait de la voir souffrir le martyre. Car si Ellae ne toucha jamais sa mère, elle empoisonna son âme de la même folie dont elle était elle-même affublée. Ce fut d'ailleurs à cet instant que la Mère choisit de faire appel à un exorciste. Ce bonhomme, ni trop vieux, ni trop jeune, chercha la faille chez la petite brune, tandis qu'elle devait avoir douze ans. Douze ans.. Et elle connut pour la première fois les joies morbides d'un exorcisme sur son âme, incurable.

« Evidemment.. Ça n'a jamais marché ! Jamais. Il n'a jamais réussi ce qu'il voulait. Elle n'a jamais eu ce qu'elle voulait. Eux, ce qu'ils voulaient.. C'était le plus important. Mais ce que je voulais, moi, ça n'avait pas d'importance. Alors, je me suis amusée sur eux, j'ai appris à les rendre fous, dépendants, aliénés, déments.. Dégénérés. Ils n'étaient pas mieux que moi, après ça. »

L'exorciste ne réussit jamais à sortir de la maison des Ó'Cinnéide. Elles le tenaient en laisse. Cérès avec ses supplications et sa magie devenue.. Noire, et Ellae'nys avec sa démence anormalement contagieuse. Elle se souvenait encore d'avoir ri aux éclats en les entendant se déchirer. Mais cela ne compensait pas les instants où Il revenait à la charge, pour tenter un nouvel exorcisme. D'ailleurs, les souvenirs déments de cette époque s’achevaient avec le bruit de la pelle remuant la terre à côté de son lit. Sa mère avait fini par enterrer l'exorciste aux côtés de sa pourriture de fille. Rien qu'à ce simple souvenir, Ellae fronçait le nez, comme si l'odeur de décomposition la dérangeait encore.

« Je crois que je les ai rendu fou jusqu'au point de non-retour. C'était presque amusant de voir Monsieur l'Exorciste tenter d'exorciser en vain ma mère. Heureusement qu'elle a fini par l'achever à coup de pelle. La même pelle qui a servi à l'enterrer au pied de mon lit. C'était ma punition, apparemment. Soit.. L'odeur a été dérangeante un moment, et puis finalement, je m'y suis habituée. »

Le psychologue, écoutant toujours le récit de la Brune n'était pas loin de rendre son diner. Son professionnalisme partait en lambeau au fil des minutes, tandis qu'Ellae ne semblait pas décidée à s'arrêter en si bon chemin. Au contraire. Son adolescence défilait dans son esprit, sous la forme d'un mauvais film, que surement personne n'aurait voulu voir. Personne. Pas même elle, sauf si on l'avait payé. Quoiqu'il en était, l'Hérésie continuait donc son histoire, se rappelant finalement qu'à partir de la disparition de l'Exorciste sans nom, la routine s'était presque installée. Une routine qui faillit la faire mourir d’ennui. Les jours d'Halloween était surement les pires, alors que sa mère, enfermée dans sa solitude tentait de racheter ses fautes auprès des enfants du quartier, en leur offrant des bonbons. Comprenez, eux, ils étaient normaux.. Mais leurs rires.. Ellae'nys les avaient entendu, comme des ongles grinçant sur un tableau et déchirant son âme. Diable qu'elle avait toujours détesté les enfants, du plus loin qu'elle s'en souvenait.

« Ah ! J'ai une petite histoire très intéressante. Le jour de mon.. vingtième anniversaire, Cérès m'a finalement fait un cadeau. C'était le premier, d'ailleurs. Il était pas mal celui-là. »

Engageant un chirurgien au rabais, la Mère fit endormir la fille pour lui ôter les stigmates de sa nature désastreuse. Ce simple souvenir fit esquisser un sourire à la Brune tandis qu'elle se souvenait de la douleur qui l'avait prise au réveil, et pourtant.. Cela n'avait été qu'un détail parmi tant d'autres. Parce que ce chirurgien ne quitta également jamais la demeure maudite. Dévorée par la faim, ne se contentant plus des maigres repas de sa mère.. Si l'on pouvait appeler cela des repas, Ellae'nys se fit gourmande en dévorant son âme, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Plus.. Un seul éclat dans son regard. D'ailleurs, ce fût le second cadavre enterré au pied du lit de l'hérésie. Cérès avait pris le coup de main pour enterrer un homme, et du même coup, punir sa fille. Rire, la démente ne parvenait qu'à une chose : A en rire. Un éclat cristallin passait la barrière de ses lèvres tandis qu'elle se noyait dans ses souvenirs, sans pour autant oublier le médecin qui avait fait vœux de l'écouter. Le regret se lisait dans ses prunelles, et pourtant, l'Hérésie y prenait un malin plaisir tandis qu'elle ne s'arrêtait surtout pas. Le plus intéressant était encore à venir. Se relevant alors du canapé, la jeune femme - si on pouvait l'appeler ainsi -, laissait ses hauts talons glisser contre le sol boisé pour se rapprocher du Psychologue, qui n'avait de cesse que de s'enfoncer dans son fauteuil bien trop cher pour sa petite personne. Audacieuse, Ellae'nys s'installait sur son accoudoir en enfleurant le sommet du crâne de l'homme. Le visage penché, elle ne s'arrêtait pas. Pas encore. Elle n'avait pas fini.. Et elle en avait besoin. Elle avait besoin d'en finir.

« Le summum a été l'année de mes 24 ans. J'ai découvert, à cet instant, que non seulement je pouvais manipuler ma mère, mais je pouvais aussi lui faire voir son pire cauchemar, lui faire entendre le plus beau cri. Alors, je l'ai fait. Je l'ai fait jusqu'à ce qu'elle se suicide. Elle a un peu été mon patient zéro, et qu'est-ce que j'ai aimé ça. » Après un rire rouge, plein de malice et de cruauté, elle enchainait. « Savez-vous ce que l'on ressent, quand on ouvre les yeux, après une bonne nuit de sommeil, et que l'on voit sa mère, pendue, devant soi ? Personnellement, j'ai trouvé cela.. Jouissif. »

Retenant d'une main contre l'épaule le médecin, elle le forçait à rester vissé dans son fauteuil tandis qu'elle se penchait pour l'observer longuement. Le visage de sa mère la hantait encore, mais c'était avec délice qu'elle se souvenait du bruit de la corde grinçant contre l'une des poutres du sous-sol. Retenant un soupir, Ellae'nys posait sa tempe contre celle du médecin en observant le vide devant elle. Son sourire finissait par mourir, par la suite, quittant ses lèvres, dégoulinant vers le néant, pour mieux s'y noyer.

« Après ça, ça n'a pas été drôle, je suis sortie du sous-sol. Cérès ne m'a jamais dit que je risquais de griller au soleil.. Mais je l'ai découvert à ce moment-là, quand j'ai voulu franchir le seuil de notre demeure familiale. Autant dire que je suis rentrée aussi vite que possible, pour rester toute la journée dans mon lit, devant ma mère, que je n'avais pas décrochée. Oh si.. A un moment, je suis allée prendre une douche, et me changer, mais je ne pense pas que ce soit réellement pertinent. »

Enfonçant ses ongles dans l'épaule du médecin, elle inspirait tranquillement pour mieux se souvenir que la nuit avait fini par tomber sur sa si belle journée. La lune avait été un véritable appel, tout comme ces âmes, rampantes et à sa merci. Cette nuit-là, la modération ne fût pas au rendez-vous, bien au contraire. Et même, durant une année complète, la Brune profita de son existence comme elle ne l'avait jamais fait. Âme et Sang avait été son crédo, jusqu'à ce qu'elle se décide à partir en exil.

Découvrant alors le monde d'un regard neuf et déjà outrageusement désabusé, elle rencontra un homme qui chassa l'ennuie. Il était déjà fou, elle n'avait rien à lui apprendre, et cela était bien agréable. Surement que ce fût lui qui lui apprit des choses.. Une multitude de choses. Toutes plus décadentes, les unes que les autres. Et pourtant, il n'était qu'un homme, rien qu'un homme.. Alors, il succomba, comme les autres, à sa propre folie, mais aussi à celle d'Ellae’nys. Retenant une moue navrée à ce souvenir, un bras venait étreindre le médecin terrifié. Il lui manquait terriblement, son petit humain décadent. Il lui manquait encore. Et pourtant, cela faisait déjà deux ans qu'il l'avait quitté. Deux longues années. Leur voyage avait durée bien plus de temps qu'il n'en avait fallu pour attacher l'Hérésie à l'humanité. Lui, il l'avait accepté. Et c'était tout ce qu'elle avait toujours demandé.

« C'était un enfoiré, mais qu'est-ce que j'aimais ça. Il était mon pantin, j'étais sa marionnette. Ni plus, ni moins.. Et puis, j'ai finis ici. Cela fait près d'un an que je ère dans ces rues. Et diable que je m'ennuie.. Enfin, pas totalement. »

Pas totalement. Une lueur d'espoir venait de naitre dans le regard du médecin, toujours sous l'emprise mi-affectueuse, mi -dévastatrice de l'Hérésie. Elle l'observait avant de finalement laisser échapper un rire et lui frapper le front de la paume de sa main. Manquant lui décoller la tête des épaules, elle finissait par le serrer à nouveau contre elle.

« J'en ai rencontré un autre, mais je ne sais pas vraiment s'il m'amuse.. On verra bien. Il est.. Spécial. » Blanc. Elle se redressait. « J'ai trop parlé, maintenant, j'ai faim et .. J'ai soif. »

Se glissant sur les genoux du médecin, ce dernier essayait de s'échapper sans y parvenir tandis qu'Ellae lui immobilisait la mâchoire pour venir se nourrir de sa vie, de son souffle vitale.. Non, pire, de son âme. Pourtant, elle s'arrêtait, juste après avoir créé une douleur insoutenable au sein même de la psyché du psychologue. Glissant alors son index contre sa joue, l'ongle déchirait sa chair, faisant couler un filet de sang tandis qu'elle venait le récolter de ses lèvres. Pieu, mais pas assez. Impure, mais suffisamment nutritif. C'était.. Suffisant. Attrapant alors un coupe-papier sur le bureau à proximité, elle venait lui déchirer la chair du cou, afin de venir récolter le sang. Plus il se débattait, plus elle en riait. Plus il tentait de s'échapper, plus elle se faisait étouffante. Plus il résistait.. Plus elle se délectait.

Apaisant sa soif, Ellae'nys terminait son petit jeu par l'ultime manière de se nourrir. L'ultime façon de la contenter. Se délectant de son âme, elle l'arrachait au corps et au cœur de celui qui l'avait écouté durant des heures. Une fois chose faite, elle se redressait en se servant de la cravate de l'homme pour essuyer la commissure de ses lèvres. Se donnant une allure présentable, elle sortait, comme elle était venue du bureau pour regagner la rue. L'instant l'avait amusé, et cela avait été suffisant à égailler sa soirée. La nuit lui était à présent offerte.