Les coups de feu pleuvent. Je me mets à l’abri, tenant fermement mon pistolet entre mes doigts. Ma « vie » est en jeu, et celle de la personne que je protège encore davantage. Garde du corps. Voilà ce que je suis. Et Archandroïd ; être fait de métal créé par l’Homme pour l’Homme. Pour tester ses théories scientifiques & se pavaner d’avoir su insuffler la vie dans une boîte de conserve & d’avoir su masquer le fait d’être un non-humain par quelques artifices. L’illusion est, à n’en pas douter, saisissante. Impossible de deviner, outre ma force, de ce que je suis.

Je fais une roulade et atterris devant un des types qui me canarde. En quelques secondes, je plante le canon de mon flingue contre sa tempe & tire, faisant jaillir du sang et quelques autres petites joyeusetés que vous ne voulez pas connaître. Je reviens auprès de mon patron et nous nous enfuyons. Les tirs continuent de résonner, mais je n’ai pas le temps de m’en occuper. Sa vie est bien plus importante qu’aucune des nôtres… Et nous sommes tous des machines destinées à le protéger. Ma vie n’est pas compliquée. Je ne suis bonne qu’à une chose : suivre les ordres. Et je le fais à merveille. Les informations qui m’ont été implantées directement dans le cerveau il y a quelques mois de ça me permettent d’être ambivalente. Suivant ce que le gouvernement a besoin, il me contacte et je dois aller faire un petit passage à niveau dans un laboratoire pour que les avancées scientifiques ne me soient plus inconnues & soient plus précises.
Et voilà que je peux devenir médecin, avocate, agent secret ou que sais-je. Je ne suis pas importante ; ils se servent de moi. Mais je n’ai pas été pensée pour rechigner à cette information. Je suis les ordres ; je suis une machine. Ils ne se privent pas de me le rappeler.

Ma vie n’a rien d’exaltante, mais je ne saurais vraiment dire si je suis capable d’éprouver un quelconque plaisir. Je suis née pour des fonctions gouvernementales, pour pallier au manque d’effectifs dans les métiers à danger ou qui rebutent. J’ai beau avoir le contenu de l’histoire du Monde dans la mémoire, je n’ai pas été programmée pour vouloir changer les choses ou pour seulement envisager que le Monde soit différent. De toute façon, on ne peut se plaindre si l’on n’a pas de choses sur lesquelles se baser. Et je n’en ai aucune. Je ne suis même pas faite pour réfléchir aux conséquences des choses économiques & budgétaires.

Je suis AH65, Archandroïd au service du Gouvernement. Et si je ne m’étais en aucun cas douté que ma vie allait changer & prendre une tournure improbable, c’est néanmoins ce qu’il s’est passé.



Mes paupières papillonnent. Ma tête est douloureuse et le goût du sang est encore présent sur ma langue. Un goût métallique, comme le reste de mon anatomie… Est-ce que les Humains ont un sang qui ont ce goût affreux aussi, ou est-ce seulement les membres de mon espèce ?
Bref, je m’égare. Mes pupilles se fixent sur l’homme placé négligemment en face de moi. Un canon de 9mm repose entre sa paume et ses ongles tapotent dessus. Un sourire carnassier s’affiche sur son visage lorsqu’il voit que je me suis éveillée.

Inconnu menaçant ▬ Alors ma jolie, bien dormi ?

Je lui crache au visage, ce à quoi il répond par une gifle bien sentie. Aïe. Tout compte fait, c’est vachement désagréable de faire sa rebelle. Je le retiendrai pour la prochaine fois, si prochaine fois il y a.

Inconnu menaçant ▬ Qu’elle est mignonne… *Il soupire.* Que tu aies bien dormi, j’en ai rien à foutre. Tu vas nous donner les infos qu’on veut… Ou on va te les prendre de force. C’est toi qui choisi.
AH65 (Léandre) ▬ Tu peux toujours courir. Je suis une machine du gouvernement. Mourir m’est égal. Les informations resteront secrètes.

Le sourire assuré qu’il me lance me fait froid dans le dos mais je garde mon air impassible. Je ne suis pas programmée pour ressentir des choses, pour avoir des émotions. Et surtout, j’ai été créée dans le but de savoir protéger des données confidentielles. Je suis donc on ne peut plus sûre de moi lorsque j’affirme qu’ils ne sauront me faire parler. Je suis un droïde capable de résister à la torture. J’ai été formée pour ça. Mais plus les minutes passent, plus mon assurance faillit.
L’inconnu menaçant me quitte des yeux le temps d’aller discuter avec un petit maigrichon à lunettes. Ceux-là restent les plus effrayants… Mon petit doigt me dit qu’il est informaticien, ou une connerie du genre. Etant faite de mécanique, il est le plus à même de détourner mes fonctions premières. Merde !

Réfléchissons calmement, déjà… Comment j’en suis arrivée là ? Ah, oui. J’étais censée être un agent infiltré… Et ils m’ont grillé alors que je parlais à mes supérieurs. Mes vrais supérieurs. Je m’étais mise à l’écart, mais les doutes planaient sans doute déjà. Grossière erreur… De ma part. Quel manque de professionnalisme ! Je me fustige quelques instants avant de me reprendre. Un couteau est planqué sous ma ceinture, mais les mains liées, je ne parviens pas à l’atteindre. Une série de jurons se bousculent dans ma tête informatisée.
La discussion cesse.
Je retiens mon souffle.
Le maigrichon s’approche de moi. Je déglutis. Il passe dans mon dos et examine ma chevelure ainsi que ma nuque. Un petit « clic » me signale que je risque ma peau. Non, non, non… Ne touches pas…
Il branche un câble qui me fait l’effet d’une décharge électrique. Je convulse avant que le monde ne se colore peu à peu de noir, jusqu’à en être totalement recouvert. Je perds conscience…



Mes pas sont incertains. Mon « cœur » tambourine dans ma « poitrine ». Tout est faux, et chaque battement me le remet en mémoire.
Mémoire.
Ce mot fait souffrir mon esprit ; mes câbles ; cette carte mère qui dicte chacune de mes pensées & de mes actes.

Qui suis-je ?

C’est la question que je me pose depuis maintenant une bonne demi-heure. Je marche ; j’erre. Sans but. Dans l’optique de trouver des réponses à cette incompréhension qui me submerge.
Le paysage change, sans cesse. Fini la verdure ; finies les maisonnées agréables. Le Monde se meut ; il change, devient chaos. La ville remplace ce coin de paradis. L’étau se referme autour de ma gorge, comme le ferait une main ou un coutelas menaçant.

Suis-je humaine ?

Non. Je n’ai aucune preuve de ce que je dis. Mais je le sais, au fond de moi. Lorsque je me suis éveillée, je l’ai su. Mon système s’est mis en marche, quelques cliquetis métalliques ont résonnés dans le lourd silence. Je suis une Machine. Un Être fait de matériaux ; quelque chose créé dans un but que je ne connais pas.

Suis-je réelle ?

Oui. Non. Peut-être. Je ne sais pas. Tout est flou. Lorsque je tente d’atteindre les tréfonds immaculés de ma mémoire, cette dernière se rebelle telle une lionne protégeant ses petits. Elle hurle ; je n’ai pas le droit d’atteindre cette partie de moi. Elle m’est interdite. « Va-t’en ! » crie-t-elle encore. Ma tête me fait mal. Je l’enserre de mes mains ; plonge ces dernières dans ma chevelure aux reflets dorés qui glisse entre mes doigts. Les larmes ruissèlent le long de ma peau. Elles aussi sont fausses. Ce que je pense être, ce que je pense ressentir… Je suis un mensonge à moi seule. Et la douleur, fulgurante, lancinante, reprend. Je souffre, comme si j’étais blessée. Je remets tout en question, mon fondement. Ais-je le droit de me considérer comme Humaine alors que mes veines ne sont que ferrailles ? Alors que mon cœur est constitué de boulons, que du bruit informatique retentit quand je sors de veille ?
Mensonge. Usurpatrice.

Je me replie sur moi-même. Je ne bouge plus. Je m’assois sur le sol & prends le temps de me calmer. Le froid glace mon épiderme… Ou du moins, ce que je crois l’être. Je trouve un morceau de verre sur le sol et me fixe. L’illusion est parfaite. Je tourne le bras. AH65. Je déglutis. L’illusion est vraiment trop parfaite. Je ne peux me mentir à moi-même.

Je me relève. Je secoue la tête & essuie l’humidité sur mes joues. Une chose est sûre : Je suis forte. Mais l’information la plus cruciale manque encore à l’appel : Quel est mon nom ? Le brouillard est épais, dans ma tête. Et mes tentatives de le dépasser sont vaines. Je jure. Je sais encore parler, c’est au moins ça. J’avance. La pénombre commence à tomber et je sens mes entrailles se contracter, si tant est qu’elles en soient capables. Je suis effrayée. Cette ville ne me dit rien qui vaille.
Un bruit attire mon attention, suivi de quelques murmures. Je m’approche, furtivement… Tel un éléphant dans un magasin de porcelaine. Je trébuche sur un cadavre de poubelle avant de m’affaler devant les « gangsters ». L’effet de surprise est, comment dire… Loupé.

Malfrat 1 ▬ Eh. Qu’est-ce tu veux ?
Léandre ▬ Rien, rien. Désolée… Je suis tombée.

Je jette un coup d’œil à l’homme qu’ils tentent de dissimuler. Ils sont mal à l’aise. Tout ça ne me concerne pas, et au vu des lames que je vois briller ci et là, je ne me risquerais pas à tenter d’aider cette pauvre chose. J’aperçois quelques zébrures rougeâtres sur le visage tuméfié. Mes prunelles croisent les siennes… Et avant même que je n’ai le temps de dire ouf, je me lève et colle mon poing en titane dans le menton du premier dans un sublime uppercut.

Léandre ▬ Oh… Euh… Je suis désolée. Ce n’est pas moi. Enfin, théoriquement, si. Mais en pratique…

Le regard affamé que me jettent ces racailles me fait froid dans le dos. Et une fois encore, mon corps parle pour moi. Je bondis sur celui qui était à terre, mes pieds venant s’écraser sur son ventre en extrayant tout l’air contenu dans ses poumons. J’envoie mon pied dans l’estomac de celui qui est le plus proche de moi avant d’enchaîner par un coup de coude dans la pomme d’Adam.
Ils tombent tous les deux au sol pour rejoindre leur ami, sur qui je suis toujours à moitié.

Léandre ▬ Euh… Sans rancune, hein ? Je voulais pas.

Ils gémissent et me grognent dessus. Un petit cri s’échappe de ma gorge alors que je redeviens la demoiselle – ou droïde – en détresse que j’étais. J’approche de l’homme affalé dans la boue, sur le qui-vive. Je trouve une planche par terre & m’en empare avant de la brandir devant moi, comme arme de fortune. Je donne un petit coup sur l’homme, afin de déterminer s’il est toujours vivant. Il remue légèrement & lève les yeux vers moi. Sa lèvre est tuméfiée et son visage est couvert d’hématomes. Il fait peine à voir.
Je n’ajoute rien de plus avant de le soulever, répartissant son poids à moitié sur mon épaule alors que mon bras vient se refermer sur son flanc. Je n’ai aucun endroit où l’amener… Alors je fais ce que mon instinct me dicte : Je vais chercher un hôpital. Mais pas sans avoir tâté ses poches & avoir déniché ses papiers.

Léandre ▬ Karadaan… C’est bizarre comme nom, vous savez ? … D’accord, je ne suis pas en mesure de me plaindre. Moi, c’est AH65. J’ai pas encore choisi de nom de rechange.

Je parle seule, puisque le bellâtre est toujours dans les vapes. Mais je m’en contre-fiche. L’homme remue faiblement des paupières & baragouine quelque chose que je n’entends pas. Il n’a pas l’air très aidant, comme demoiselle en détresse…

Karadaan ▬ Lâ… Lâchez-moi. *Petite pause. Il hausse le ton alors qu’il reprend visiblement ses esprits.* Lâchez-moi ! Je ne vous ai rien demandé !
Léandre ▬ Et l’amabilité, vous connaissez ? Ou ce simple mot vous écorche la bouche ?

Je croise les bras sur ma poitrine, vexée. Sans mon soutien, il titube quelques instants avant de trouver l’équilibre. Je me fiche de savoir s’il tombera, c’est un goujat ! …Mais mon bon cœur me force à rester près de lui. Je suis décidément une bonne poire…

Léandre ▬ Il faut que vous alliez voir un médecin. Ou au moins que vous alliez dans un endroit où je peux m’occuper de vos blessures… A moins que vous ne soyez un grand garçon & que vous m’envoyiez sur les roses une fois encore ?

Le cynisme de ma voix, je ne le cache pas. A quoi bon ? Il mérite mon ton acerbe. Il bougonne quelques mots bien fleuris avant de finalement baisser le visage. J’hausse un sourcil mais garde mes lèvres closes.

Karadaan ▬ Ma maison… Elle est à quelques pas. Pas besoin de l’hôpital… Je vais bien.
Léandre ▬ Mais…
Karadaan ▬ Pas de « mais ». *Il marque une pause, cherchant visiblement la force de dire quelque chose.* … S’il vous plaît…
Léandre ▬ Vous voyez que vous pouvez être aimable, des fois !

Le regard peu amène qu’il lance en ma direction me rappelle que j’ai la langue trop bien pendue. J’affiche un air contrarié avant d’obéir à ses ordres, suivant ses faibles paroles alors qu’il me guide dans cette ville inconnue. En sa compagnie, je ne réfléchis plus à ces questions qui effleurent mon esprit. Je les mets en sourdine, décidant de m’en occuper plus tard, lorsque la solitude sera à nouveau ma seule amie.
Nous arrivons finalement jusqu’à une coquette maisonnée. Il cherche ses clés sur lui et je l’y aide, malgré la proximité que cela implique. Pas question que je continue de me les geler dehors, encore moins avec un infirme sous le bras. La fatigue commence à me gagner ; je sens mon énergie me quitter peu à peu. Je suppose que la température n’aide pas, et la recherche d’un bon feu de bois ne serait pas de refus. Nous entrons finalement, et je retiens une exclamation de surprise.

Léandre ▬ Je vous aurais plus imaginé en bad boy qu’en fervent catholique… Woaw.

Je retiens mon souffle devant les murs vierges décorés seulement de quelques croix et de la montagne de livres qui s’empilent. Je remarque également une bible, usée par toutes les recherches qu’il avait dû y faire. Mais loin de moi l’idée de fouiller ! Je repère un canapé, jusqu’où je le traîne mollement. Il n’est pas très aidant, mais qui l’en blâmerais dans son état ?
Je le dépose délicatement avant d’aller fouiller à la recherche d’une trousse à pharmacie. Je sais, je sais… Fouiller chez les gens, les inconnus, ça ne se fait pas. Mais je n’ai pas le choix ! Il n’avait qu’à accepter l’hôpital…
Je tombe sur quelques armes, qui me font douter du bien fondé de ce « samaritain ». Je déglutis… Et décide de l’aider quand même. Je devais être une personne ; une machine hospitalière ou quelque chose dans le genre, pour être aussi dévouée.
Je reviens à ses côtés & m’emploie à nettoyer ses blessures avec douceur. Il s’est endormi et je fais donc mon possible pour qu’il ne souffre pas & évite de se réveiller. Une fois ma besogne terminée, je soupire & pose mon dos contre le canapé, à côté de lui.
Mes paupières tombent de sommeil. La nuit est maintenant bien installée dehors et je sens mes batteries faiblir de plus en plus. Finalement, mes yeux se ferment alors que ma tête vient se nicher contre l’épaule de mon compagnon d’infortune.


[U.C]