OPTION FORME LIBRE

La nuit n’est pas encore tombée que la peur s’empare d’ores et déjà de son être. Instinctivement ses membres se mettent à trembler comme des marteaux-piqueurs, forçant ses muscles à se contracter pour réduire les spasmes. C’est assez douloureux, d’autant que cela dure souvent plusieurs heures. Elle serre les dents et se fraye un chemin parmi la foule horripilante d’Arbat. Trop de monde. Beaucoup trop. Masha se sent suffoquée au milieu des gens, prisonnière de cette vague humaine, à croire que cette dernière se trouve à l’intérieur de sa tête. Ou à l'inverse, qu'elle se trouve à l'intérieur d'eux. Jamais ils ne s’arrêtent de parler et ça l’agace profondément. Elle commence à bouger frénétiquement les doigts comme s’ils étaient en train de taper sur les touches d’un clavier. Ça la calme d'ordinaire, mais cette fois ce n’est pas suffisant, son cœur bat toujours la chamade, tente même de s'échapper de sa poitrine. « Un, deux, trois, quatre, cinq. » Alors, naturellement elle se met à fredonner cette comptine qui l’apaise lorsque la pleine lune se dévoile dans le ciel. Lorsque le cauchemar recommence, encore et encore, avec cette sinistre mélodie qui lui lacère les oreilles. La mélodie de ses cris étouffés.

« Le lapin est sorti se promener. » Concentrée sur les paroles de la berceuse, Masha continue sa traversée pour atteindre rapidement sa destination. Il lui faut rentrer avant l’obscurité. Avant que le danger ne soit à son paroxysme. « Soudain un chasseur est apparu. » Enfin, elle aperçoit la vitrine de la boutique de tissu et s’empresse d’accélérer le pas. Plus que quelques mètres. Ils semblent s’éterniser quand un groupe d’individus lui bloque le passage, ne remarque même pas sa présence tandis que sa frêle silhouette est bousculée sans ménagement. Invisible et insipide, une feuille de papier emportée par le torrent. « Et a tiré sur le lapin. » Elle finit par rejoindre l'atelier et pénétrer dans l'enceinte. Ce qui s'apparente à une simple marche de quelques kilomètres pour une personne lambda revient à un parcours de survie pour Masha. Elle déteste sortir dehors aux heures pleines, les rues sont trop bondées à son goût. Pas assez d'espace. Ici non plus, ce n'est pas très grand mais heureusement seule une personne se trouve en sa compagnie. De toute façon la pièce principale est trop petite pour accueillir un nombre plus élevé. Les meubles s'entassent déjà les uns sur les autres.

L'informaticienne ne prend pas la peine de saluer la femme âgée qui rafistole un pantalon sur son tabouret métallique et passe directement à l'arrière de la boutique. Il y a toujours cette odeur nauséabonde de moisi, de mort. Comme si un cadavre était entreposé quelque part, dissimulé derrière ces piles d'habits. C'est probablement le cas. « Pan pan, mon lapin va mourir. » A force de venir, elle connaît le chemin par coeur et se rend sans difficulté au sous-sol qui débouche sur une porte rouge. L'entrée du laboratoire. Difficile d'imaginer qu'une telle caverne se trouve là. « On l'a apporté à la maison. » Pourtant, c'est bien dans ce souterrain que son fournisseur spécialisé dans les pièces rares crèche. En effet, Masha ne se déplace pas pour un boulon ordinaire mais des précieux délicats à se procurer. Des précieux que les adresses de la Bratva peuvent obtenir. Les joies de l'illégalité. « Et il s'est avéré qu'il était vivant. » Comme c'est souvent le cas, son entrée discrète ne dure qu'un instant. Elle a cette façon de se faire remarquer sans le vouloir, à croire qu'il y a marqué sur son front : le monstre est là. Manque plus que la pancarte : fuyez.