Une cigarette se consume lentement dans le cendrier. La femme ne peut s’empêcher de toiser Anatoliy d’un regard farouche. Impassible, le technomancien se contente de terminer sa vaisselle en attendant que l’autre s’en aille. « Cela ne pourra pas durer éternellement, vous savez. » dit l’étrangère d’une voix grave. Il sourit en posant son torchon. « Et pourquoi pas ? Je me débrouille plutôt bien, non ? » La femme se lève du fauteuil et sourit à son tour. « Ce n’est qu’une question de temps. Nous avons les ressources, il nous suffit d’assembler les pièces du puzzle. » Anatoliy pointe la femme du doigt pour la corriger. « Pinxit a les ressources. Ils font appel à vous parce qu’ils sont désespérés. » La femme hausse les épaules. « Les Blade Runner vont de pair avec Pinxit : leurs ressources sont nos ressources. » Il rigole doucement, il doute de la véracité de ce partenariat de longue date. « Et pourtant ils confient l’enquête à une machine … » souffle-t-il. La femme ne réagit pas, elle change le sujet. « Quel gâchis ! Un doctorat à vingt ans pour terminer à la rue… »

Le décor change. Il reconnait son université, il tient son doctorat en informatique entre ses mains tremblantes. La femme se tient derrière lui, elle respire lentement. « Et avec mention en plus ! » Il se souvient que ce n’était pas ça qu’il voulait faire à la base, mais que son père a choisi pour lui. Anatoliy voulait faire de la musique, son père voulait un fils savant. Il l’avait eu, et l’avait façonné comme il le voulait. « Vous saviez que Pinxit vous surveillait déjà cette époque ? » Il fait oui de la tête. Il avait réussi ses études sans tricher, mais il savait que la suite n’était pas due au hasard, et que Pinxit s’en était mêlé. Le décor change de nouveau : il reconnait son entretien d’embauche. Il répondait oui à tout : oui à la paye, oui sur le fait de déménager en Russie, oui sur le fait de ne pas poser de questions. Et une fois dans son propre bureau, il aurait préféré dire non. Il n’aime pas ce qu’il fait, il a honte. Il reste encore un peu, car c’est passionnant et chaque jour amène son lot de défis, mais lorsqu'il constate qu’il fait du mal aux innocents, il commence à poser des questions.

« Vous êtes une Gumn… », dit-il par-dessus son épaule. La femme acquiesce. Elle s’adapte bien trop rapidement à son environnement, Anatoliy a bien du mal à la semer. « Vous devriez rentrer à la maison… dit-elle quasiment à voix basse. Si Pinxit ne peut pas vous récupérer, il vous éliminera, c'est la seule alternative possible ; vous ne pouvez pas rester dans la nature comme ça avec autant… d’informations. » Le technomancien se retient de rire. « J’ai déjà entendu ça quelque part… Oh, peut-être bien que j’ai entendu ça dans la bouche des précédents Blade Runner -Gumn ou humains d’ailleurs- qui m’ont contacté avant vous. Vous pensez tellement être originale ! » La machine ne se démonte pas face à cette remarque, elle doit sans doute avoir l’habitude. Retour au salon. Pendant un moment, il pense s’en être débarrassé, mais voilà qu’elle surgit de la chambre et fouille le réfrigérateur. « Vous êtes doués, je comprends pourquoi ils cherchent absolument à vous retrouver. Où êtes-vous en ce moment d’ailleurs ? Vous savez que j’ai déjà répertorié neuf de vos… planques ? » Anatoliy applaudit au ralenti. « Bravo, vous n’avez que deux semaines de retard : elles sont déjà abandonnées. » La Gumn se positionne en face du technomancien avec une bouteille de lait à la main, ne sachant visiblement pas quoi en faire. « Où êtes-vous ? Dites-le-moi. » Anatoliy commence à perdre patience. « Vous n’êtes qu’une série de chiffres et de lettres. C’est quoi le votre hein ? Q 00BT49 ? E 30457 ? » La Gumn sourit et se moque. « Presque ! C’est A 009AX, pour vous, ça sera AX9. » Le technomancien ne parvient pas à dissimuler un rictus de satisfaction.

« Vous savez ce que signifie le 0SG de votre code-barre ? » demande-t-il en souriant. Il venait de la scanner. Confuse, la Gumn ne sait quoi répondre. Un sentiment d’impuissance s’empare d’elle. « Oh ! Vous savez ce que je viens de trouver AX9 ? Vos codes de déconnexion de la matrice. À la prochaine ! » Visiblement paniquée, AX9 rassemblent ses forces et fonce sur l’homme à toute vitesse, mais disparait soudainement en poussant un râle discret. Puis à son tour, Anatoliy se déconnecte. Il lui faut quelques secondes pour reprendre et ses esprits. Il jette par terre le petit appareil qu’il tenait dans ses mains et l’écrase de toutes ses forces. Puis, prenant une grande inspiration, il se met en route : avant ce soir, il lui faudra trouver une nouvelle planque.