Hannah ajuste le foulard autour de son crâne. « C’est la dernière fois que j’te demande, enflure. Tu vends des infos aux Blade, oui ou non? » Son ton est calme, mais le dealer frémit, laissant échapper un bruit aigu qui trahit sa terreur. Elle le soupçonne d’être aussi défoncé que le mur contre lequel il est appuyé et ça devient tentant de finalement lever la main sur ce pauvre rat d’égout. Le Syndicat était sans appel – si Rikop vendait le nom de ses clients ou les aidait à retracer les grosses pointures du crime organisé, elle devait le faire disparaître. Ça la faisait rire à quel point des hommes si puissants pouvaient redouter qu’on finisse par faire confiance à des moins que rien, mais elle était payée pour ça.
Rikop finit par jeter une œillade hagarde par-dessus l’épaule d’Hannah, qui se retourne pour s’assurer qu’on n’épie pas son échange. Le visage qu’elle voit la pétrifie. Métaphoriquement, du moins – car en réalité elle détale vers l’est, en direction inverse du quartier général, par réflexe. Peut-être aurait-elle été mieux en mesure de se repérer si elle s’était enfuie en direction du quartier chinois, de faire appel à des collaborateurs du syndicat, mais son intuition lui avait ordonné autrement. Elle pouvait remercier l’implant commandité par Sima pour sa rapidité d’exécution; elle évitait individus et gravats avec une adresse presque surnaturelle, bien que la femme qu’elle avait reconnue semblait déterminée à la poursuivre.

Adelaïde Schwarzberg… Comment avait-elle bien pu imaginer qu’elle pourrait vivre le reste de sa vie sans retomber nez à nez avec son ancienne capitaine? Cette catin lui avait tout enlevé – elle lui en avait voulu de toutes les fibres de son être avant d’être recueillie par le Syndicat. Désormais, la rancœur n’était plus qu’un souvenir. Un tenaillement désagréable qui lui torturait les entrailles, une douleur sourde, une hémorragie interne. Sur ses bras dévoilés clignotaient à toute vitesse les diodes de son implant alors qu’elle sautait, enjambait, grimpait. Tous les moyens étaient bons pour mettre le plus de distance possible entre elle et Schwarzberg.
D’un coup d’épaule bien placé, elle fracasse la porte pourrie d’un édifice croulant, puis escalade les marches trois par trois. Elle s’arrête net lorsqu’une vitre casse juste devant elle, l’empêchant de poursuivre. « Fuck », grommelle l’Indienne. Derrière le tchador improvisé, on ne décèle que deux prunelles de jais qui fixent, étrangement sereines, la moquerie sur le visage de l’ex-capitaine. Si son interlocutrice reprend doucement son souffle, Hannah, elle, est prête à repartir; or, elle ne fait rien. À la longue, elle réussirait sans doute à venir à bout de l’endurance d’Adelaïde, mais c’était la volonté de reprendre sa course folle qui lui manquait.

« J’en doute pas. » Le ton est égal, presque suave – rien à voir avec la lieutenante agressive et vindicative qu’elle avait pu être. « Ça s’rait pas la première fois qu’tu sabotes ma vie. » Le visage de marbre de la délinquante devient torve – elle plisse le nez, comme par dédain. Par dégoût. Elle pensait avoir oublié ce que c’était que d’éprouver de la haine envers quelqu’un, mais sa nature semblait temporairement prendre le dessus. « T’as pas changé, Ade. Pas étonnant que tu te sois retrouvée en tant que flic… ça t’convient bien. Tu dois pas t’faire aimer beaucoup dans le milieu. » Elle ne prend même pas la peine d’étouffer le rire narquois qui lui échappe. Le tissu tombe sur ses épaules, dévoilant sa longue chevelure d’ébène et le reste de son visage. Adelaïde n’avait pas changé; Hannah non plus.

Hannah ricane, mauvaise. L’enfer, elles y étaient toutes les deux déjà; elles y avaient gagné leur place lorsqu’elles avaient accepté de travailler dans l’armée privée de Pinxit, et avaient commencé à creuser leurs tombes avec leurs emplois actuels. Si Hannah se vautrait dans la criminalité superficielle, Adelaïde semblait prête à faire amende honorable en continuant de servir l’Autorité, ce qui, surprise, ne rachèterait pas les atrocités qu’elle avait pu commettre auparavant. L’expression de la Blade Runner, qui avait immédiatement changé lorsqu’elle avait entendu le surnom passer les lèvres de la fuyarde, avait remué chez cette dernière une sorte d’émoi victorieux qui réchauffait ses entrailles. Une satisfaction sadique qui, dans d’autres circonstances, l’aurait sans doute grisée bien davantage. « Surprise », qu’elle chantonne, dardant son regard sombre sur la silhouette de son ancienne supérieure.

Adelaïde rage, et Hannah frétille, amusée, persuadée d’avoir le gros bout du bâton en ne ressentant pas les mêmes sentiments destructeurs. Elle déteste la policière de toutes les fibres de son être – tellement que même son implant ne parvient pas à contrôler entièrement ses émotions, bien qu’il les apaise fortement. Sinon, Adelaïde serait déjà à terre. « J’ai besoin d’une raison pour avoir envie de t’étriper? Y’en a au moins cent », répond l’ancienne lieutenante, d’un ton calme, bien qu’hostile. Hannah avait perdu tout respect pour sa supérieure à l’instant où elle avait reçu l’ordre d’abattre un pauvre gamin. Il fallait être dérangé pour justifier une telle mort, et encore davantage pour espérer convaincre quelqu’un de tirer la gâchette à sa place. « J’ai craché sur mes galons. M’appelle plus jamais lieutenant. » L’avertissement est sincère. Tout ce qui la ramenait à l’armée privée dans laquelle elle avait servi lui retournait l’estomac, une sorte de réflexe, une habitude que son corps avait prise et dont elle n’arrivait pas à se défaire malgré les diodes qui couraient sous sa peau. « Mutilée? » Elle rit, hargneuse. Hannah n’avait jamais été aussi utile, aussi habile que depuis qu’elle avait reçu l’implant. Pour prouver son point, elle serre les poings, faisant courir rapidement les diodes bleutées sur ses bras. « Le soldat que j’étais à l’époque en paierait cher face à moi aujourd’hui. T’es juste frustrée que j’aie pas adhéré à tes valeurs pourries. Que j’aie remis en question ton autorité. T’es pas faite pour être une leader, Ade. T’es pas capable de garder le respect de tes hommes. » Tourner le fer dans la plaie était une des spécialités d’Hannah depuis toujours. Désormais, le fait qu’elle pouvait rester étrangement calme même dans une situation aussi hostile faisait en sorte que la provocation fonctionnait encore mieux. Elle espérait presque que la femme qui lui faisait face lui saute dessus, histoire de lui montrer ce dont elle était désormais capable.