Les hommes rassemblés ici était grossiers, sales, négligés. Un ramassis de loqueteux armés pour défendre les intérêts des habitants de la Citadelle et, à les voir, il semblait évident qu’ils ne puissent qu’échouer dans la tâche qui leur était confiée mais je me refusais de considérer uniquement les apparences. J’étais venue ici pour dresser un portrait exact de la situation et j’allais m’y employer.

« Merci Patrick, vous pouvez retourner à l’usine »

J’ouvris la portière de l’une des dernières Mercedes de Dun Eideann et sorti de son enceinte protégée et climatisée. L’air était brulant, sec, plein de poussières, désagréable à respirer en somme, et mes implants devaient compenser la lumière trop vive du soleil que la couche nuageuse n’arrêtait plus, ou plus suffisamment, depuis la guerre. Les regards se tournèrent vers moi, incrédules de mon arrivée et de mon apparence. Le silence se fit immédiatement, un point appréciable. Certains de ces hommes, plus sensibles à l’autorité, s’étaient redressés et tentaient de faire bonne impression alors que les autres, blasés ou rebelles dans l’âme, conservaient une attitude crane. Je m’en moquais, qu’ils sourient. La seule chose qui importait était les résultats et je ferai tout ce qui était en mon pouvoir pour que les pertes cessent. Je briserais chacun d’entre eux si nécessaire, quel qu’il soit,  s’il s’avérait être un mauvais investissement pour Pinxit Industrie. La Mercedes était un luxe évident en cette ère de pénurie en carburant, un luxe calculé pour qu’ils comprennent que je venais au nom de la Direction et ceux capable d’interpréter ce signe ne pouvaient s’y méprendre. Pour les autres, le redressement des amortisseurs à la descente de Victor, l’archandroide de combat changé de ma protection, enverrait un signe tout aussi évident, celui de la sanction immédiate potentielle. Même si c’était un ancien soldat, j’appréciais sa finesse qui le rendait adapté à ma mission. Il n’était pas de ceux bravaches qui créent les problèmes. Il était de ceux discrets qui les résolvent. Sans hésiter.

Je me dirigeais vers l’archandroide que mon implant indiquait comme étant le chef de la caravane. Je préférais cela car il serait forcément bien plus fiable qu’un humain. Son attitude était éloquente. Il ne m’avait pas accueillie au milieu de ses hommes mais à part : il souhaitait marquer sa différence et soit se rapprocher d’un symbole du pouvoir soit l’éloigner de ses hommes. Pour le reste, assez chaleureux.

« Bonjour, vous devez être madame Wentworth, chargée de relations publiques. Je m’appelle Ash Hunter, je suis le chef de l’équipe de sécurité du convoi. Voici mes hommes, si vous souhaitez leur toucher un mot mieux vaudrait le faire avant que nous ne partions. En revanche, si je puis vous faire une suggestion, je ne pense pas qu’il soit une bonne idée que vous nous accompagniez. Les routes sont peu sûres. Vous pourriez être blessée ou pire sur le chemin. »

Vraisemblablement la seconde solution donc : m’écarter.

Je lui tendis la main et la serrais avec énergie à défaut de force, sans lui rendre son sourire.

« Merci M. Hunter. Je vous remercie pour votre mise en garde mais les risques me sont connus. M. Naylor se chargera de ma protection.» Je m’écartais pour qu’il puisse se présenter à son tour, ce qu’il fit avec moins de froideur.

« Victor suffira, bon courage pour le convoi. » Victor savait reconnaitre et apprécier les hommes de terrain, il n’éprouvait pas la même distance que sa patronne vis-à-vis d’eux et par sa poignée de main chaleureuse et ces quelques mots il avait voulu témoigner à Ash qu’il comprenait bien plus les implications de sa mission qu’il ne l’exprimait. Ils étaient du même corps de métier. C’était ce genre de subtilités que j’appréciais chez lui.

« Le nombre croissant d’attaques impose que des décisions soient prises afin de mettre un terme aux pertes qui s’accumulent. Je ne suis pas venue pour influencer votre travail mais pour l’observer. Je n’interviendrai pas devant vos hommes ou peut-être à la fin éventuellement. Mais pas avant. Faites ce que vous l’habitude de faire, je vous en prie. Victor montera avec moi ou si c’est impossible, prendra un véhicule qui devra voyager au côté du notre. »

La Pinxit n’était pas contente des résultats et moi non plus. Ash avait le trajet pour nous montrer que son équipe valait les sommes engagées pour les financer.

Invitée à bord

Calice & Ash

La réponse qu’offrit la jeune femme à sa proposition laissa l’archandroïd silencieux. Il s’était immobilisé, comme s’il avait oublié de respirer pour paraître humain. La statue de sel qu’il était devenu était le seul signe de sa gêne. Il était doublement gêné à dire vrai. D’une part, il pensait sincèrement que sa présence devait être près de ses hommes qui était des soldats et que la présence d’une femme qu’elle soit leur supérieur ou non perturbait, mais, d’autre part, il aurait voulu se soustraire à la présence de la jeune femme. Il avait masqué jusqu’à présent ses bogues à Pinxit sachant qu’ils risquaient fort de l’effacer pour s’éviter la contrainte de devoir les corriger. Et même s’ils les corrigeaient, Ash perdrait les dieux. Il savait que c’était eux qui avaient provoqué la chute de la foudre sur sa personne, d’eux que provenait ces bogues. S’ils étaient corrigés alors il ne pourrait plus les voir, ni les entendre, il redeviendrait le banal archandroïd qu’il était. Il n’avait pas la moindre envie du monde de perdre tout cela. Il ne voulait pas disparaître. Et pour cela, il était prêt à mentir s’il le fallait.

Le passage en revue des troupes exaspéra quelque peu l’archandroïd, même si le topo lui était positif, il n’aimait pas qu’on puisse dire du mal de ses hommes. En définitive, la machine avait finit par s’attacher à ses hommes. Elle les observait comme le ferait un chef humain. Peut-être était-ce l’influence de la cervelle d’un soldat humain qu’on avait numérisé pour lui servir de modèle ou bien était-ce simplement la résultante de ces opérations menées toutes ensembles, mais il éprouvait il est vrai, une certaine fierté de voir ses hommes réussir une mission, et de la peine quand l’un d’eux venait à mourir, même si, le concept de mort lui était encore étranger. Il savait seulement qu’il ne revoyait plus ses hommes même s’il était désormais possible de les zombifiés. Bien souvent ils ne ramenaient pas le corps ou était-il trop abimé pour que le processus soit viable. Car bien entendu l’idée de créer des super soldats avait effleuré l’esprit de Pinxit mais la stabilité mentale d’un zombie était complexe, elle nécessitait un corps en bon état qui ne subissait pas une mort traumatisante. Cela éliminait donc les soldats d’office.

Lorsqu’elle s’adressa directement à lui pour le convaincre, chose qu’il estima aimable. Rien ne l’obligeait à s’expliquer. Il était une machine et bien des hommes lui étant supérieur dans la hiérarchie s’adressait à lui avec autant de considération qu’ils en avaient pour un ordinateur, un véhicule ou un pot de fleur. Il admettait qu’elle au moins, sachant ce qu’il était, lui portait autant de considération qu’elle l’aurait fait avec un être humain. Peut-être même plus ?

« Je ne doutes pas de la nécessité de votre présence, madame, je m’inquiète seulement à propos de votre sécurité autant que de la bonne conduite de notre opération. » répondit-il avant de tenter de lui expliquer plus longuement son point de vue. « Mes hommes n’ont pas l’habitude d’avoir une femme parmi eux, cela peut être une gêne durant l’opération. J’aurais préféré être à leurs côtés afin de m’assurer que tout se déroule bien. Vous comprenez que votre simple présence change absolument toutes les données, et donc, nos habitudes. L’observateur que vous êtes est également un juge, cela, mes hommes l’ont compris. Le savoir changera donc leur comportement. Je suis le seul qui corrigera automatiquement mon comportement afin de m’adapter à la situation et corriger le bogue que vous représentez dans la situation précise. Ne le prenez pas mal, le mot bogue veut simplement dire que vous êtes une exception, que votre présence fait sortir toute la situation de l’ordinaire. Et change donc les données. » Il restait aussi poli que possible, ayant un sourire contri. Il avait l’attitude du serviteur parfait, du majordome d’une grande maison, ou d’un maître d’hôtel dans un grand restaurant. Là encore c’était la touche du laboratoire Pinxit. Ils pensaient que l’attitude polie et serviable lui permettrait de mieux négocier sur le terrain. Cela s’avérait assez fâcheux avec les contrebandiers qui riaient face aux manières de l’archandroïd, même ses hommes avaient eu du mal au début. Maintenant ils appréciaient son côté vieux jeu et surtout le fait qu’on pouvait compter sur lui en toute occasion. Ils lui vouaient une adoration et une confiance totale depuis qu’il avait sauvé à plusieurs reprises leurs vies en mettant en péril la sienne. Somme toute, Pinxit avait réussit à faire son soldat parfait. Psychiquement parlant du moins. Il s’adressa encore à elle, avec déférence : « Bien sûr, je me soumets à votre autorité, mais je me permet simplement de souligner que vous n’aurez quoi qu’il arrive un échantillon de nos habitudes, et que votre décision pourrait mettre en péril la sécurité du convoi. Cependant je me soumettrais à votre décision quelle qu’elle soit, et mes hommes feront au mieux selon vos prérogatives. » La machine qu’il était excellait dans l’analyse des situations et des risques. Il n’avait même pas eu besoin de mentir pour expliquer à quel point sa décision était risquée. Mais il demeurait un archandroïd, et un soldat qui plus est, quoi qu’il arrive, il obéirait. Même si les lois ne l’y contraignait, son désir de survivre l’y pousserait.

© eden memories

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Mr J:

Ainsi Ash avait bien souhaité me mettre à l’abri de ses hommes comme des tempêtes qui parcouraient les lowlands. Je notais qu’il semblait avoir peu confiance dans ses troupes pour se comporter ainsi. Il avait dû être programmé pour se faire apprécier, qualité indispensable pour un leader et qui supposait une certaine souplesse, mais ses circuits d’analyse identifiaient les pertes d’efficacité. Ses hommes manquaient de discipline. J’en pris note mentalement « Capitaine Hunter : upgrader firmeware vers une version moins laxiste. »

L’usage de la CiBi était intéressant. Une antiquité. Était-il possible que nos troupes doivent se reposer sur des technologies aussi anciennes ? C’était choquant. Je m’en inquiétais auprès de Big Jim qui m’expliqua qu’il s’agissait de la technologie la plus fiable vu les endroits que nous allions traverser. Là où nous nous rendions il n’y avait pas de matrice et les perturbations atmosphériques étaient telles qu’une mécanique rustique mais fiable était beaucoup plus efficace qu’une autre plus récente mais fragile. Si cela leur convenait, inutile d’insister et de créer des dépenses inutiles. Big Jim n’était pas simplement gros comme son surnom le laissait penser : il était grand, solidement bâti et s’il était enrobé, c’était par-dessus une musculature que l’on devinait puissante. A la fréquence de ses regards en coin, il ne devait pas avoir vu souvent de personnes telles que moi et jamais dans son camion. Il se montrait affable et serviable et je me montrais de bonne compagnie tout en restant professionnelle. J’appris ainsi qu’il était marié, avait deux enfants dont un en bas âge et qu’il faisait ce travail afin de pouvoir nourrir tout le monde. Engager des personnes avec de la famille était une bonne idée. Ils étaient plus engagés et efficaces par peur de perdre ce qu’ils avaient et dans une situation dangereuse telle que celle-ci ils n’abandonneraient jamais avant d’avoir tout essayé. Enfin en cas de trahison la Pinxit saurait à qui s’en prendre. Je notais pour archive l’existence de la famille de Big Jim.
« Beaucoup de personnes peinent à le comprendre mais c’est pour vos enfants et les générations à venir que nous travaillons. Le monde n’évoluera pas assez vite pour que nous soyons en mesure de le voir changer mais en agissant dès aujourd’hui il changera. La génération actuelle sera une génération sacrifiée. Elle devra travailler, parfois avec l’impression que c’est en vain mais les générations futures bâtiront leur avenir sur ces efforts. Lorsque vos petits-enfants se demanderont qui vous étiez ils vous verront sans doute comme un de ces mineurs de la révolution industrielle qui peinait pour arracher le charbon de la terre et ils ne réaliseront pas que ce sont vos efforts qui leurs auront apporté un cadre de vie meilleur. Et pour cela Mr. Jim, merci. »

A la surprise de son regard je sus qu’il n’avait jamais envisagé les choses de cette façon. Il devait y penser parfois pour se donner du courage mais l’entendre prononcer devant lui par une cadre de Pinxit Industrie donnait à son rêve une réalité. Cet homme avait une raison de travailler, je lui avais donné une cause à défendre : plus jamais il ne lâcherait son volant.

Et nous avons entrepris le trajet jusqu’au mine. A travers la fenêtre de la cabine, je pouvais voir toute la misère qui sévissait. Les regards perdus, les membres faméliques, les traits creusés et maladifs. La plus part d’entre eux ne travaillaient pas, ils vivaient de trafics et d’expédients au jour le jour. La situation ne pourrait jamais s’améliorer ici tant que ces hommes ne pourraient pas s’investir dans  un projet qui leur apporterait un avenir. Ils en avaient besoin, ne serait-ce qu’afin d’améliorer la productivité des usines. Ils en avaient besoin et j’allais leur en apporter un.

Dun Eideann ouvrit ses portes pour nous jeter sur les routes des terres dévastées. Dire que ces plaines avaient été fertiles et verdoyantes une génération avant ! Désormais la terre écorchée s’étendait à perte de vue, lugubre dans sa stérilité. Rien n’y poussait plus hormis certaines espèces végétales aussi résistantes que des cactus, une vie si coriace qu’elle était impossible à exploiter par l’homme. De mauvaises herbes gorgées de radiations et de matériaux lourds. Et la fine couche de terre arable qui les voyait pousser était tout aussi polluée. Il avait fallu des millénaires pour la constituer et elle était désormais inexploitable. Mais là aussi la Pinxit avait un projet, un grand projet qui changerait la façon de vivre de tous.

Pour traverser ces terres hostiles il fallait un convoi tel que le notre : bradé de métal et d’armes. Pour la première fois je quittais le confort de la protection de Pinxit et je m’aventurais plus loin qu’il n’était raisonnable de le faire. J’avais suivi les convois d’innombrables fois des fenêtres de la citadelle, m’imaginant leur périple et leurs aventures. Peinée lorsqu’ils ne revenaient pas, inquiète lorsqu’ils se faisaient pourchasser par des pillards mais cette fois ci, j’étais en terres sauvage, où aucune autre loi que celle du plus fort ne s’appliquait. Je n’étais pas la plus forte mais j’avais Victor. Victor qui avait fait d’innombrables missions de terrain avant d’être affecté à mon service. Si je ne pouvais me fier à personne, je pouvais lui faire confiance. Il trouverait un moyen de me ramener saine et sauve, dut-il me porter pour le faire. Egal à lui-même, Victor ne semblait impressionné par rien. Il englobait d’un regard paisible le paysage, ses dangers, les tempêtes de poussière qui s’amoncelaient à l’horizon. Il connaissait ses chances de survie à chaque situation et ce qu’il convenait de faire pour les améliorer pourquoi se serait-il inquiété ? Ce qui le rendait si précieux à mes yeux ce n’était pas ce détachement commun à toutes les machines, mais sa façon de l’exprimer : Victor était la quiétude au milieu de la guerre. S’il annonçait que les chances de survie étaient de 20%, inconsciemment ceux qui l’entendaient se disaient que les 20% étaient les siens et qu’il suffisait de le suivre pour que les 80% autres soient inexistant. Pour rien au monde je ne me serais séparée de Victor.

La route défilait, ruban d’asphalte froissé et déchiré par la guerre, vestige d’une civilisation disparue. Les véhicules soulevaient des tourbillons de poussière qui s’infiltraient partout. Même les fenêtres closes, je la voyais s’accumuler sur le tableau de bord, la CiBi que j’avais nettoyé et sur mon tailleur. Je mis des gants et l’époussetais sous le regard intrigué de Big Jim. De lourds nuages s’amoncelèrent au dessus de nos tête et nous menacèrent avant de  craquer et de déverser leur chargement de pluie dans un fracas assourdissant. Un orage puissant qui surplombait tout l’horizon et noyait la plaine. La visibilité était réduite et je supposais que la situation diminuait les risques d’attaques. La pluie était acide, désagréable pour ceux prise dessous, elle créait des irritations et des inflammations, abimait le matériel. Comment Ash et les siens allaient ils réagir à cela ? Pour peu qu’un camion crève ou s’embourbe le trajet paisible allait se compliquer. Et s’il y avait attaque, nous ne la verrions pas venir avant les derniers instants.

Un éclair déchira le ciel à quelques kilomètres à peine de notre position sans que cela ne provoque chez moi la moindre réaction. Comment peut-on être aussi impassible, se demanda Big Jim ?