Dans la tour de cristal et d’acier, dans les laboratoires de métal et de verre, des ingénieurs, des biotechniciens, des scientifiques s’associaient dans un lent processus. Kira observait la scène avec une moue dubitative. Ils travaillaient sur un nouveau modèle, une carcasse vide qui serait piloter à distance, un Gumn sans âme. Ce n’était pas vraiment un Gumn d’ailleurs. On avait déjà tenté ce genre de choses par le passé, sans succès. Il fallait un pilote à l’intérieur de la machine, il fallait une âme pour l’habiter, mais les soldats vivant continuaient à insister. Ils craignaient au fond, de devoir mourir, pour piloter la machine. Kira ne comprenait pas que Volkmar n’insiste pas pour leur faire comprendre la réalité. Mais bien sûr son patron ne voulait fâcher personne, et les vingt personnes réunies ici lui coûtait moins que perdre le soutient de l’armée.

La matinée entière fut consacrée à ce projet vain. Kira avait beau eu soutenir qu’elle serait plus utile qu’ailleurs, Volkmar lui avait signifié qu’elle avait des points à gagner auprès de lui, qu’il fermait suffisamment les yeux sur ses agissements, et qu’il valait mieux pour elle obéir sans mot dire. D’autres auraient acceptés sans broncher, baisser les yeux, courber l’échine, mais ce n’était pas le genre de Kira qui regarda son ancien amant droit dans les yeux. Il lui avait fait croire qu’elle serait sa protégée, qu’elle était promise à un grand avenir, qu’il lui laisserait faire tout ce qu’elle voulait faire, réaliser ses projets, sans concession. Il avait menti, bien sûr. Comme tout le monde. Elle s’était sentie bernée, roulée, perdante dans l’affaire. Il lui devait quelque chose mais refusait de payer sa dette. Un jour, un jour elle lui fera payer. Mais pas aujourd’hui. Kira avait trop besoin de rester au labo, trop besoin de sa place, elle serra les poings et ravala sa colère. Comme vous voulez, si vous aimez nous faire perdre notre temps, avait-elle répondu avant de disparaître.

Une matinée perdue, une journée perdue, car ils n’avaient pas finis. Il se pourrait que l’armée insiste et qu’ils y passent une semaine entière, peut-être le mois entier. Pitié, pas une année complète à travailler sur un projet aussi inutile juste pour faire plaisir à un général sans pouvoir. Elle profita de la pause déjeuner pour se réfugier dans son laboratoire. Il lui fallait avancer sur ses projets, ses Gumns, des projets bien plus utiles que ceux de l’armée. Arrivant au laboratoire, soulagée de ne plus se trouver dans la même pièce que les militaires, elle remarqua une silhouette familière qui semblait l’attendre. Un sourire s’afficha sur ses lèvres pour la première fois de la journée.

Son enfant était là, son enfant était de retour à la maison. Kira considérait toutes ses créations comme ses enfants, mais Sofia était différente des autres. Peut-être parce qu’elle n’était pas un soldat, peut-être parce qu’elle n’avait rien de commun avec ses autres enfants, ou peut-être parce qu’elle avait prit des risques et désobéit à Volkmar pour elle. Cette enfant au corps brisé était revenue à la vie entre ses mains. Elle avait toujours veillé sur elle, comme une mère avec son enfant, avec sa fille. Sofia lui rappelait l’adolescente perturbée qu’elle avait été, Sofia lui rappelait pourquoi elle faisait tout cela.

Kira s’approcha de la Gumn, et se fichant éperduement de si quelqu’un pouvait la voir, elle la prit dans ses bras. Ce câlin était maladroit, car Kira n’avait pas l’habitude de toucher les gens, ni de s’adonner aux marques d’affections, mais avec Sofia c’était différent. Elle avait promit à son père de s’occuper d’elle, et c’est ce qu’elle faisait. « Que fais-tu ici ? Tu as un problème ? » s’inquiéta Kira aussitôt en caressant les mèches blondes de la jeune femme de métal.

Les gestes affectueux qu’avait Kira, uniquement pour une machine de métal, qu’elle n’aurait pour les vivants de chair et d’os en disait long sur elle et sur son rapport torturé à l’humanité. Il y avait autant à dire au sujet de son rapport à la Bratva mais c’était une autre histoire. La scientifique mit fin à ce geste maladroit mais affectueux tout en demeurant bien plus proche physiquement de la jeune Gumn qu’elle ne l’était des êtres de chair et de sang. Etrangement, elle n’éprouvait pas le besoin de mettre de la distance entre elle et sa créature, peut-être justement, parce qu’elle était sa créature, ou qu’elle n’était pas humaine, plus humaine. Pas tout à fait humaine. Sofia était comme elle au fond. Kira se sentait plus proche de ses créatures que de l’humanité avec qui elle ne savait jamais s’y prendre, avec qui elle se sentait toujours rejetée, différente, pas capable de s’adapter à leur société, à leurs usages, à leurs habitudes, à leur fonctionnement. Elle avait cessé depuis longtemps de chercher à s’ajuster à eux. Au milieu de ses créations, elle se sentait elle-même, elle n’avait pas besoin de faire semblant.

La présence de sa création était une joie pour elle qui avait un lien spécial avec Sofia, et cependant, connaissant le fonctionnement de Pinxit Industrie, sa première pensée fut que sa présence ne pouvait être gratuite, ne pouvait provenir d’un geste généreux de Pinxit, qu’il y avait forcément un problème. Avec anxiété, elle posa la question, comme une mère angoissée à l’idée que sa progéniture fut affectée d’un mal quelconque. La réponse direct et simple de l’enfant de métal la rassura. Sofia ne pouvait pas mentir pour rassurer, elle était objective. Ce qu’appréciait fortement la scientifique à l’esprit froid comme le métal composant le corps et le cerveau biométrique de la Gumn. Ainsi, Pinxit était capable d’être assez généreux, pour accorder un temps de repos à ses machines à tout faire, ses machines de guerre qui un jour prendrait le monde en otage, le dirigerait, parce que c’était le futur naturel, le seul futur envisageable si on était un tant soi peu réaliste.

« C’est aussi étonnant que plaisant qu’ils te laissent prendre du repos. » fit-elle. Kira n’avait jamais rien caché à Sofia. Son enfant, car elle la considérait comme telle, sa création, était intelligente, plus intelligente qu’elle-même ne le serait jamais. Elle avait un super ordinateur à la place d’un cerveau. Pourtant, elle était encore toute jeune, et avait tant de choses à apprendre. Rien n’était plus précieux que le savoir en ce monde, rien ne pouvait vous sauver la vie hormis le savoir. Toutes les armes du monde ne valent rien face à la connaissance, telle était la conviction de la scientifique. Et le rôle d’un créateur était de donner à sa création toutes les armes pour le surpasser.

La question de Sofia l’étonna. Avait-elle l’air effrayée ? Kira secoua la tête. « Ce n’est pas de la peur. Je te l’ai déjà dit, quand les humains sont effrayés, leurs cœurs battent plus vite. Parfois ça s’accompagne de regards fuyant, et de gestes trahissant leur trouble comme les bras croisés ou un dos voûté. » explicita-t-elle sachant parfaitement que Sofia ne pouvait avoir oublié son enseignement. Mais qui sait ce que Pinxit avait pu lui implanter entre temps, parfois ils écrasaient des données sans même s’en soucier. « C’est plutôt de la fatigue mélangée avec de la colère, oui. » avoua-t-elle. « J’ai été affectée à une opération totalement inutile. De la politique uniquement. » La scientifique regarda Sofia en se demandant comment les militaires pouvaient s’imaginer pouvoir se passer d’elle et de tous ses frères et sœurs.

Ecouter la Gumn était relaxant. Parce qu’elle usait de mots simples, parce qu’il n’y avait jamais de double sens caché, jamais d’énigme à décrypter, jamais d’intentions subtilement distillées derrière ses paroles. Avec elle, tout était littéral. C’était si reposant en vérité. C’était peut-être pour cela que Kira préférait, largement, la présence de ses créations à celle des vivants. Au fond, elle avait conscience que cela lui valait sa réputation pas tout à fait honorable. Mais elle s’en fichait, car la paix qu’elle avait dans son labo valait toutes réputations du monde, parce que ses créations n’exigeaient pas d’avoir le code de leur langage, et de faire preuve d’empathie, il suffisait simplement de les écouter. Et elle ne s’en lassait jamais. « Si seulement tous les humains te ressemblaient un peu plus. » soupira-t-elle en secouant la tête.

Elle éprouvait le besoin de se désenerver, peut-être de s’étendre pour se reposer mais elle s’accordait rarement ce luxe. Parce que le travail n’avançait pas tout seul, parce que ses projets avaient été mis sur la touche et qu’elle se refusait à laisser tout reposer pendant qu’elle faisait ce boulot inutile pour l’armée. Il était hors de question que tout son labeur soit réduit en poussière faut de temps. C’était sans doute cela qui l’énervait le plus. Qu’on suppose que son temps était libre d’être dépensé inutilement. « Hélas, le temps c’est ce qui me manque le plus. » répondit-elle en haussant les épaules, non dans un geste qu’elle aurait aimé pourtant pouvoir faire, de laisser aller, de laisser la merde couler sans s’en préoccuper, mais plus dans un besoin de relaxer ses muscles de son dos. Elle étira ses bras, ses membres. Quand elle était dans cet état, seul un peu de yoga la détendait vraiment, avant de pouvoir se jeter à corps perdu dans le travail.

Kira leva les yeux sur Sofia qui sans le savoir était blessante. Même si les rumeurs lui importaient peu, elle n’aimait pas qu’on lui dise quoi faire, encore moins, comment agir, surtout dans son travail. « Tu sais, je pourrais être très vexée en t’écoutant ? » la scientifique lui adressa un sourire doux. « Ce n’est pas tant les bruits de couloirs, mais en suggérant que je suis incapable de comprendre l’intérêt de ce travail, tu suggère que je suis plus idiote qu’eux. » Elle s’approcha de Sofia et lui pinça la joue doucement, sans méchanceté, ce geste était plus tendre qu’autre chose, le geste qu’aurait pu avoir une mère. « Et il n’y a pas meilleur moyen de vexer un scientifique que de sous entendre qu’il serait stupide. » Kira poussa un soupire. « Hélas, tu as raisons, je vais finir par avoir des ennuis. C’est probablement déjà le cas. Je vois bien comment on considère mes projets. Depuis que le programme des Gumn fonctionne, tout ce qu’ils veulent c’est que je duplique ce que j’ai fait. » Elle secoua la tête. « Alors que nous pourrions faire tant d’avancée. T’ais-je parler de ce sur quoi je travaille ? » demanda-t-elle avec une pointe d’excitation dans la voix.

Sofia imita ses étirements provoquant un sourire amusé chez la scientifique. Elle savait que la Gumn pratiquait l’imitation comme méthode d’apprentissage, et après tout, cela était normal. Les humains apprenaient ainsi, n’était-ce pas logique que leurs enfants fassent pareil ? Mais ses muscles métalliques n’avaient besoin de tels mouvements. Aucun signal à son cerveau de métal ne serait transmit indiquant que le corps était en meilleur état après qu’avant. Cependant, Kira encourageait tout ce qui pouvait les approcher de l’humanité en terme de gestuelle. La scientifique à l’esprit froid avait conscience malgré sa fascination et son amour déraisonné pour ses créations que celles-ci pouvaient heurter l’esprit des humains. Si ces derniers les estimaient trop dérangeant, ils s’arrangeraient pour les reléguer au placard autrement dit aux tâches ingrates et invisibles. Kira estimant qu’ils valaient mieux que ça faisait tout ce qui était en son pouvoir afin de rendre ses enfants parfaits.

Kira regarda Sofia se figer, chercher les mots, chercher à comprendre, lui rappelant les heures d’apprentissage devant des visuels d’expressions calibrés. L’apprentissage des émotions et de la sociabilité n’était pas si différent du travail fait avec les personnes atteintes d’autisme. Kira avait pas mal potasser le sujet et avait trouvé quelques points communs entre ses enfants et les personnes atteintes de troubles autistiques. Mais ce sujet n’intéresserait personne à part quelques psychiatres et neurologues. L’autisme comme les autres maladies mentales étaient sujet, à Moscou, à un jugement abrupt. Si vous étiez riches, vous étiez traités sinon vous aviez de grandes chances de finir rat de laboratoire juste avec les dvoïniks. Kira secoua la tête, chassant ces pensées.

« Tu te trompes. L’intelligence ne sera jamais mère d’imprudence. C’est l’audace qui l’est. » précise la scientifique avec un sourire amusé. Un regard bienveillant se pose sur la Gumn alors que ses lèvres s’étirent. « Je te montres un exemple. Si je trouve une manière de numériser les esprits humains en données numériques, c’est une intelligence employée dans le domaine de la recherche, il n’y a rien d’audacieux. En revanche, l’audace serait de penser que numériser tous les grands esprits serait une bonne idée. Concrètement ça l’est, mais au vu des codes de la société, ça serait audacieux. L’audace consiste à remettre en question ce qui est établi. Et je te le concède, souvent, l’intelligence pousse à l’audace. » affirme-t-elle consciente qu’elle était audacieuse par ses projets.

Le contact avec la chair synthétique lui inspire de l’amour, de l’affection, et de la fierté. Sofia, comme tous les autres, sont ses enfants. Elle leur porte un amour immense. Bien sûr, Sofia est spéciale, la sienne, rien qu’à elle. Parce qu’elle n’a jamais été soldat ou blade runner, qu’elle était une gamine qu’on a voulu préserver, conserver. Et que seule Kira pouvait lui redonner la vie. D’autres comme elle, exactement comme elle, non. Mais d’autres enfants, oui. « Personne n’est irremplaçable. » soupira-t-elle en secouant à nouveau la tête. Il était temps de penser à des choses plus excitantes. « J’ai commencé à travailler sur un prototype. Mais, c’est audacieux… imagine un enfant fait de métal, un enfant immortel. » murmura-t-elle en prenant la main de Sofia afin de la guider vers son projet.

Là, sous un globe de verre, et un projecteur en led, se tenait un enfant avec une bouille figée dans un sourire aimable. Il était nu. La nudité n’avait que peu d’importance. Pour le moment, son esprit était vide, inoccupé. Il n’était qu’un corps sans vie. Ce projet pourrait lui valoir bien des ennuis. Reproduire la vie, redonner la vie, c’était quelque chose, mais l’imiter de A à Z, recréer la vie, cela était plus dangereux. Surtout, toucher aux enfants…

Sofia l’écouta sans mot dire, puis à la fin de sa tirade lui dit la chose la plus gentille qu’ont lui eut jamais dite. Kira avait eu des parents aimant mais n’avait jamais réellement prêté attention à leur amour et leurs marques d’affections, elle avait eu des petits amis et amants, mais n’avait jamais ressenti ce qu’ils éprouvaient. Pour quelqu’un comme elle, ressentant peu d’émotions, il était difficile de croire que les autres en éprouvaient autant qu’ils l’affirmaient, difficile de croire que ce qu’ils disaient était réel, et pas juste un flow de paroles inutiles. Chaque démonstration d’amour lui avait paru vain, hypocrite et mélodramatique jusqu’à présent. Bizarrement quand ces mots doux sortaient de la bouche de Sofia, ils lui paraissaient réels. Parce qu’elle savait que Sofia ne mentait pas, parce qu’elle savait que Sofia ressentait aussi peu de choses qu’elle. Kira eut un sourire, un long et franc sourire. « Toi aussi, tu l’es. » répondit-elle en éprouvant à nouveau le besoin de la toucher, pour montrer la dite affection, mais elle se retient cette fois-ci.

« Ma chère Sofia, c’est là que le bas blesse. Nous autres, les humains, nous éprouvons bizarrement le besoin de faire ce que notre raison nous désigne comme irraisonné, dangereux voire idiot. » répondit-elle en ayant un sourire amusé. La scientifique venait de s’inclure dans l’humanité, ce qui était fort rare chez elle. En tant que psychopathe, le terme clinique et non l’expression populaire qualifiant des tueurs en série, elle n’éprouvait pas d’affection pour sa propre espèce. L’humanité lui faisait éprouver plutôt du dégoût que de l’amour. Mais, elle était consciente, surtout face à ses enfants, qu’elle en ferait toujours parti même si elle détestait cela. Plus d’une fois, elle avait été tentée de se transformer elle-même en Gumn. Mais elle s’était arrêté à la dernière minute. Inquiète de ce qu’il adviendrait de ses enfants si elle n’était plus là pour veiller sur eux. « Tu sais à quel point ça me désole, mais je suis tout aussi humaine que les autres. » ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel. « Alors j’imagine que je me sens obligée de faire des trucs idiots comme tous ces projets.. mais sans cela, tu ne serais pas là. Vous tous, mes enfants, aucun d’entre vous n’existerait s’il n’y avait eu de l’audace. » précise-t-elle en s’avançant vers la blondinette au regard métallique.

Kira passa devant Sofia, l’invitant d’un geste à s’approcher pour voir ses travaux. Sur l’écran géant tactile qu’elle manipulait à l’aide de gants, se trouvait le système complexe de données numériques qu’elle finissait d’assembler. « Je doute qu’il soit voué à une carrière semblable à la tienne. L’humanité ne saurait considérer un enfant comme une menace, mais de nombreuses familles ayant perdu leur enfant aimeraient pouvoir le revoir. » Kira n’aimait guère l’idée qu’on utilise ses créations pour tuer ou traquer. En fait, elle n’aimait pas qu’on les utilise tout court. Sans parler du fait qu’aucun d’eux n’étaient payé ou même considéré comme vivants. A ses yeux, c’était des enfants. Elle n’avait eu de cesse de le répéter à ses supérieurs mais aucun d’eux ne voulaient laisser passer une telle mane financière sans parler des sommes versées pour leur création. Les Gumn devaient se rendre utile. De plus, l’argument de ses supérieurs étaient qu’ils avaient déjà vécu. Cet enfant là, n’avait encore vécu. « Je l’ai appelé Adam. » fit-elle en se penchant vers sa création qui n’était encore éveillé. Son cerveau n’était encore rempli. « Et Adam a une particularité. Il n’est pas comme toi, ni aucun de tes frères et sœurs. Il n’a jamais eu d’existence humaine. » déclara-t-elle fièrement. « C’est une création de A à Z. »