Le blade runner regarda la jeune femme qui venait de les débarrasser du couteau entre eux et le dévisageait avec un sourire mauvais. Il n’aimait pas son regard, il n’aimait pas son air sûr d’elle, trop confiante. Qu’est-ce qui la rendait aussi confiante ? Parce qu’elle avait senti les relents d’alcool ou parce qu’elle savait quelque chose qu’il ne savait pas ? Il n’aimait tellement pas ça qu’il se senti obligé de reculer d’un pas, réprimant un rictus. Sa main palpait sa ceinture où se trouvait le taser et le flingue, comme s’il hésitait entre l’un et l’autre. Les ramener encore en vie c’était son boulot, un dvoïnik mort ne rapporte rien. S’il est encore en vie, s’il a un taux d’inhumanité suffisant, alors là, l’argent tombe à flot. Il se souvient, soudain, de pourquoi il se souvenait d’elle. Sa déchirure. Elle lui avait rapporté gros la petiote. Cela voulait dire qu’elle était dangereuse.

Lorsqu’elle laissa son bras se liquéfier, il senti une sueur froide glisser le long de sa nuque. D’un autre pas prudent, il recula pendant que sa main cherchait son arme. Le taser était une option qu’il laissait pour les débutants, quoi qu’avec elle, le taser serait peut-être juste ce qu’il fallait pour l’empêcher de se liquéfier, de se barrer ou pire, d’essayer de lui infliger cette horreur qu’était la possession par les dvoïniks de sa classe. Peu importait la distance qu’il avait mis entre eux, elle la rompit d’un mouvement, tendant son bras vers lui, laissant son liquide effleurer sa peau, remonter le long de son bras. Kirill s’était figé, en proie à la panique, et à autre chose, un instinct primaire qui prenait le pas, le poussait à se battre, le poussait à la violence, à la rage. Cette bête à l’intérieur de lui.

[Lancé de dé pour savoir si la déchirure prend le pas, réussite, la déchirure se manifeste, échec, la déchirure reste en berne.]

Résister à la bête demandait du sang froid, de la mesure, de la concentration, ce qu’il avait perdu face à elle, au contact de sa chair liquéfié. Il lâcha sa ceinture et la regarda alors que les poils s’hérissaient sur sa peau, que les crocs s’allongeaient, que ses ongles se transformaient en griffes tranchantes. Il ne restait plus grand chose du blade runner si ce n’est l’odeur reconnaissable entre mille de l’alcoolique notoire qu’il était. « Pour ça, faudrait que tu sois encore entière quand j’en aurais fini avec toi. » lâcha-t-il avec une voix à peine humaine, presque animale. En disant cela, il se jeta sur elle, cherchant à l’attraper, à la mordre, à la griffer. Comme un animal enragé.

[Lancé d'un dé attaque correspondant à Kirill se jetant sur Iana]

Le souffle court, la bête était hors d’haleine, le sang irriguait son cœur trop vite, oubliant d’irriguer tout autant la cervelle. Celle-ci tournait sans répit, soumise à la bête en lui, à la sauvagerie, à ce besoin de déchirer la chair qu’il avait exprimé d’un mouvement de rage inouï. Il ne savait ce qu’il lui avait prit. Il ne le savait que trop bien. Ce qu’il aurait aimé oublier, ce qu’il cachait au fond de lui, cet animal qui ne connaissait que la sauvagerie et la violence, cet animal qu’il noyait sous l’alcool et les cachets mais toujours trouvait un chemin pour revenir. Cet animal qui finirait tôt ou tard enfermé dans une cage. Un animal qui senti son élan coupé quand une main douce et ensanglanté se posa sur sa joue. La chaleur du sang, la chaleur de sa peau, sa douceur, cela évapora quelques instants la rage même s’il n’était pas certain de pouvoir la regarder encore moins l’écouter. Il était chaviré par sa nature profonde, par la bête, qui prenait inlassablement le dessus.

Le regard de la demoiselle qui était passée de menace à proie en l’espace d’un instant le percuta, le plongea dans un chaotique sentiment de vertige alors que ses doigts effleuraient ses crocs, comme si elle en estimait la dangerosité, comme si cela lui plaisait. La bête observait la jeune femme, en d’autres temps, en d’autres espaces, ils auraient pu appartenir à un conte de fée, lui l’animal sauvage et elle, la princesse qui d’innocente à sauver devenait sauveuse de l’animal en perdition. Mais ils n’étaient pas dans un conte de fée, et ce qu’il se déroulait sous les yeux de la bête était une forme de tragédie tout à fait russe. La bête au souffle court entend le chant de la menace, l’ondulation de la tempête et le silence précédent celle-ci, le frisson sur son échine. Ses grands yeux bleus remplis d’inquiétude, de trouble, la contemple, l’interroge. Au fond, derrière l’animal sauvage se cache un enfant terrorisé qui n’a jamais cessé de fuir, qui n’a jamais osé, voulu se poser, terrifié à l’idée de voir s’accomplir le dernier acte de la tragédie qu’est son existence.

Les crocs ne se rétractent pas si facilement qu’ils sortent. Même si les paroles de la jeune femme ramène Kirill à la raison, la déchirure demeure exprimée encore, et il ne quitte sa forme pour le moment, prisonnier de la bête, prisonnier du mauvais sort. Il détourne les yeux alors qu’elle lui demande ce qu’il ressent. Voudrait-elle le voir enrager, hurler, comme un animal coincé, piégé ? Il finirait sans doute par le faire, céder à son instinct, à son animalité. Pour le moment, pudiquement, il feule, telle une bête sentant le piège se refermer. Il peut presque sentir, la morsure de la corde pendant à son cou. « Je… » Parler avec sa déchirure activée est compliqué voir impossible. Les mots sont déformés. « Je trouverais une solution. » affirme-t-il, avalant les mots, les dévorant, peinant à les cracher, le regard plein d’une confiance dubitative, fragile, mais néanmoins présente, les yeux perdus dans le vide. Ses mains griffues enlacent la jeune femme, laissant une trace sanglante. Ce n’est pas le désir de la blesser qui le porte mais plutôt une onde de rage qui le pousse à fermer les poings, à serrer les dents et à ravaler un hurlement.

Pas de solution. Ces mots s’écrasaient dans sa psyché bouleversée par la déchirure ouverte telle une plaie béante. Pas de solution. Il y avait d’autres mots pour cela. Pas d’issue. Pas de back-up. Pas de plan B. Juste un terminus dont il voyait déjà se profiler la saveur amère, presque métallique, à l’égal du sang versé. S’il savait ce qui l’attendait ? Que trop bien même s’il avait voulu en ignorer les détails pendant toute sa vie. Parce qu’il était préférable de ne pas savoir, cela épargnait sa conscience, lui permettait de se raconter des fables, ce qu’il avait fait pendant des années. Avec le temps, la naïveté désirée s’était émoussée comme ses illusions, alors que s’affutait son désespoir. Fuir, encore et toujours, dans l’alcool, la drogue, la violence, oublier, encore, tout faire pour ravager ses pensées, écraser ses espoirs forcément bidon, vains, retords. C’était de la pure cruauté que de croire un seul instant qu’il pouvait encore s’en sortir. Il ne faisait que repousser…

A cette demande, il émet un grognement sourd, mélange de la colère qu’il ressentait, de la lassitude qu’il éprouvait, de se battre, de s’enfuir, à l’amertume pour toutes ces années de loyaux services balayés. Loyaux services ? Vraiment ? Il pouvait le reconnaître, qu’au fond, il n’avait jamais réellement été l’employé de l’année. Dès le départ, il avait embrassé cette carrière pour le pouvoir qu’elle lui offrait, pour la position qu’il obtenait, l’argent que cela lui donnait, le logement de fonction, la corruption, tout cela importait plus que le reste. Le prix à payer en comparaison, paraissait maigre. A présent, il paraissait trop lourd. Infiniment trop lourd. Ecrasant, étouffant. Il avait envie de hurler, de courir à perte à l’haleine, de partir d’ici. Si seulement cela était possible ! Il était enfermé ici, comme un lion en cage. Ils l’étaient tous. Au fond elle avait raison, quelle issue lui restait-il ? Il voulait s’enfuir, mais où ?

Alors qu’il grognait comme un animal sur le point de mordre, la belle brune examinait ses canines, sans crainte, sans terreur, comme si elle savait, que la bête était déjà muselée. Peut-être ignorait-elle qu’il n’y avait rien de plus dangereux qu’un animal acculé ? Ce qu’il était, ce qu’elle lui faisait se souvenir. « Ce n’était qu’un job. » lâche-t-il dans un raclement de la gorge trop rauque pour ne pas ressembler à un second grognement. L’animal peinant à se contenir plus longtemps se tourne vers la jeune femme et la saisit soudainement à la gorge. « Tu n’étais qu’un job. Un putain de job ! » Sa voix se transforme en un grognement sourd, rendant la fin de sa phrase inaudible ou presque. Il la soulève du sol, la tenant par la gorge, ses griffes s’enfonçant dans la chair, sur ses épaules et le haut de son dos. Ce n’est qu’une faible conséquence. L’animal en lui n’a pas envie de tuer juste de détruire, de rendre le monde aussi désolé que sa propre destinée. Il n’a cure qu’elle puisse mourir de son geste, qu’elle puisse répondre, en fait, il aimerait qu’elle répondre. Il la regarde puis la jette contre le mur sans ménagement.